Tunisie : Plaidoyer de Moncef Marzouki en faveur de la langue arabe

Quelle langue les Arabes parleront-ils au siècle prochain ? Vous répondrez stupéfait à cette question : l’Arabe bien entendu. Oui, dans les meilleurs des cas. Mais, il y a une autre éventualité : celle que nos petits enfants parlent- que Dieu nous en préserve- des langues bâtardes, dont les prémisses commencent à apparaître ici et là. Regardez ce qui s’écrit sur Facebook, et plus généralement sur les sites Internet.

On s’est affranchi totalement de toutes les règles de l’écriture, et en prime l’écriture avec les lettres arabes ; le comble est l’écriture du dialecte tunisien- entrecoupé par des phrases en français- avec des lettres latines, ce qui donne lieu dans les forums de discussion à "une harissa linguistique", qu’une personne comme moi ne peut lire que fort difficilement.

Si les choses étaient limitées à Facebook, on aurait dit que la question est cantonnée dans un contexte déterminé. Il s’agit d’une règle dans les radios privées qui se sont multipliées après la révolution. L’on a besoin de nerfs d’acier pour pouvoir supporter une langue bâtarde où des mots en Français se mêlent au dialecte tunisien, et à des phrases en arabe littéraire. Idem pour une chaîne de télévision privée qui est une malédiction pour la langue arabe, dans la mesure où l’un de ses présentateurs ne se gène pas d’utiliser des phrases entières en français, comme si tous les habitants de la Tunisie sont tenus de maîtriser la langue de Molière pour qu’ils puissent le comprendre.

Peut-être qu’on aurait besoin un jour d’une association de défense de la langue arabe en Tunisie. Mais les autorités vont-elles lui accorder un visa, a fortiori que la plupart des partis politiques utilisent désormais le dialecte tunisien dans leur publicité politique, tournant ainsi le dos à une langue qui nous a réunis dans ce pays, et a rassemblé notre peuple avec les autres peuples de la Nation.

La Tunisie n’est pas le seul pays qui souffre de ce phénomène que l’on peut qualifier de défaillance linguistique. Va-t-on parler aujourd’hui dans chaque pays une langue comme "le créole", répandue dans les Caraïbes et l’océan pacifique, et qui est formée d’un mélange étrange de langues européennes et africaines. Le cas échéant, le Tunisien aura besoin d’interprète pour qu’il puisse comprendre ce que dit l’Egyptien ou le Yéménite.

Par ailleurs, ce que nous écoutons dans les radios n’est pas le dialecte du Nord-Ouest ou le Sud de la Tunisie, mais c’est celui de certains quartiers huppés de la capitale qui pensent ringard le fait de prononcer une phrase sans la bourrer d’un terme en français fut-ce inapproprié. Le franco-arabe est la langue de certaines catégories bourgeoises occidentalisées, qui méprisent le large public, et le qualifient de plouc.

L’Arabe est une langue unique en son genre. C’est qu’elle est dotée contrairement aux autres langues d’une forme d’assurance vie. Tant que le Coran existe, la langue arabe demeurera, et se développera.

Qu’est-ce qui explique donc cette défaillance linguistique, ainsi que notre crainte que "le créole" ne devienne non seulement un simple langage des jeunes de Facebook, mais un cancer linguistique encore plus grave. Il y a une raison évidente, est que la maîtrise parfaite de l’arabe et du français, était auparavant l’apanage d’une minorité, la majorité ayant été privée d’enseignement.

Actuellement, l’enseignement s’est répandu d’une manière horizontale avec une baisse de niveau ; la société a échoué à assurer une culture élitiste à la majorité. Les pressions de la technologie moderne font aussi que l’on doit communiquer rapidement, avec un langage abrégé et des mots usités.

L’autre raison émane de la nature des forces qui diffusent "le créole", à travers leurs radios et télévisions ; ce sont des forces aliénées et antirévolutionnaires, qui vivent avec la hantise de la victoire des islamistes et des arabistes, et œuvrent à occidentaliser la société et à l’isoler de son environnement arabo-musulman. Nous sommes devant une affaire politique par excellence, la politique linguistique qui déterminera notre avenir, est tributaire de la victoire d’un camp par rapport à l’autre.

La question est de savoir : quelle politique linguistique sera suivie dans l’avenir par les nouvelles forces politiques enfantées par la révolution, au moment où elles sont à deux doigts d’accéder au pouvoir en Tunisie ? Il y a un ensemble d’orientations et de principes généraux que l’on doit suivre si l’on veut que la question linguistique soit un facteur de progrès humain global, et non un facteur de fausse division comme l’affectionnent les extrémistes de tous bords.

L’arabe est la colonne vertébrale de la nation. Contrairement aux autres nations, la nôtre n’habite pas un territoire, mais une langue, et celle-ci est le premier et dernier dénominateur commun de tous ses peuples. Et partant, tout affaiblissement de la langue est une manière d’attenter à l’existence de cette nation, et à ses peuples. Décréter la langue arabe comme langue officielle de l’Etat, signifie que ce dernier doit veiller à sa protection et son développement.

Parmi les mesures à prendre celle d’exiger l’utilisation de l’arabe littéraire et du dialecte tunisien raffiné dans les radios et télévisions, tout en criminalisant l’emploi du "Créole".

Il n’y a pas lieu de considérer les dialectes locaux comme ennemis ou concurrents de l’arabe classique, ce sont les membres d’un tronc sacré qu’il faut préserver et consolider. Mais, lorsque l’arabe cohabite dans un espace commun avec des langues locales, comme l’amazighe en Algérie et au Maroc, et le pulaar en Mauritanie, l’Etat se doit de développer ces langues, étant une partie du patrimoine commun.

Parmi les fautes du despotisme, à l’exception du despotisme syrien, est qu’il considère l’arabe comme étant incapable d’être la langue de la science, or, il n’existe pas une nation qui a prospéré avec la langue des autres. Cette faute stratégique a fait de nous une nation dépendante culturellement, politiquement et économiquement.

D’où la nécessite d’une deuxième "Beit al-Hikma" dont la priorité est de suivre et de traduire toutes le publications parues dans le monde, du Japon au Chili, tout en suivant les avancées de la langue de la technologie, en numérisant toute notre production culturelle écrite, et en procédant naturellement à l’arabisation de l’enseignement supérieur, conformément aux mêmes concepts et méthodologies, du Levant au Ponant.

Il faut qu’on en finisse avec la politique du face à face, où le Maghreb utilise le français, et l’Orient l’anglais, en lui substituant une politique à multiples issues, comme le fait d’avoir en Tunisie des lycées pilotes tuniso-français, tuniso-anglais, tuniso-chinois, tuniso-nippons, tuniso-coréens, tuniso-espagnols, tuniso-portugais ; les générations seront ainsi ouvertes sur différentes cultures, et on se serait ainsi affranchi de toute dépendance culturelle qui nous cantonne dans une seule langue.

Il faut qu’on aille plus loin que cela en suivant les langues africaines prometteuses, tout en s’assurant de l’existence d’un nombre suffisant de spécialistes pour pouvoir les inculquer.

L’arabe est parmi les cinq langues officielles utilisées par les Nations-Unies. Plus de 400 millions de personnes parlent arabe. C’est aussi la langue du Coran, ce qui en fait une langue sacrée pour plus d’un milliard de personnes.

L’ensemble de l’espace musulman est ouvert pour adopter cette langue formidable, s’il y a une volonté politique et des moyens matériels pour la diffuser, ce qui la prédestine à être la troisième langue après le chinois et l’anglais.

Cette nouvelle politique linguistique est tributaire de la volonté politique, avec la mise à disposition des moyens nécessaires. Il y a des signes qui disent que la victoire est aujourd’hui celle des courants révolutionnaires démocratiques qui veulent s’enraciner dans l'identité, reste une question de moyens.

Le projet d’une 'Beit Al-Hikma" arabe pour la traduction et la numérisation dépasse les moyens de n’importe quel pays. Sans compter l’effort de diffuser l’arabe dans notre environnement africain, islamique et même en Europe et aux Etats-Unis. Il faut aussi créer de nouveaux instruments de planification, et d’exécution. Les institutions du despotisme comme la Ligue arabe et l’Organisation arabe de la culture et des sciences ne sont pas capables de s’acquitter de ces travaux pharaoniques.

Le dossier linguistique est parmi les dossiers les plus importants de cette étape constitutive pour les nouveaux arabes, une fois débarrassés des dernières séquelles du despotisme ayant fait de nous une nation stérile. En Tunisie, ce sujet fera l’objet de l’intérêt requis ; mon espoir est qu’on tienne le plus tôt possible des états généraux de la langue arabe, qui rassembleront des politiques et des experts de tout le monde arabe, afin d’étudier les stratégies nous permettant de développer et de défendre notre langue. Notre slogan sera "ni excès, ni abandon", afin que nous soyons enfin dignes d’une langue qui nous a beaucoup honoré, et que nous n’avons que rarement honoré.

Moncef Marzouki
Traduit par Gnet

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