Du danger de la stratégie nucléaire US-OTAN pour l’Europe

 


Voici aujourd’hui la 2ème partie, qui est présenté sous le titre : « Du danger de la stratégie nucléaire US-OTAN pour l’Europe ».

Partie 3 à suivre dans quelques semaines …

Rappel : 1 – le CRI est un Think-tank indépendant composé principalement d’anciens militaires des trois armées (Terre-Air-Mer). Ses positions ne sont donc pas nécessairement celles de l’exécutif ou de l’État-major des armées.

2 – Le texte est signé par ses auteurs, mais on pourrait allonger considérablement cette liste de signataires en y ajoutant les noms de tous ceux qui, en activité ou hors activité, approuvent ce qui est écrit.

Dominique Delawarde


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Prisonnier de la tutelle américaine exercée par le biais de l’OTAN, l’Europe ne voit pas le danger d’une nouvelle guerre froide à laquelle conduit l’attitude belliqueuse des États-Unis à l’égard de la Fédération de Russie et qui pourrait déboucher sur un conflit nucléaire.

Pour bien mesurer ce danger, il convient d’analyser :

– La stratégie d’emploi des armes nucléaires américaines, notamment à la lumière des récentes évolutions doctrinales US.

– Les effets du déploiement des systèmes anti-missiles balistiques US et OTAN en Europe.

Sans refaire un historique exhaustif de l’histoire de la dissuasion des USA, il semble intéressant de situer ses tournants majeurs dont le revirement d’aujourd’hui a surtout des raisons de nous alarmer.

Après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, la course aux armements nucléaires a marqué profondément la guerre froide. Les arsenaux stratégiquesbombardiers, missiles -capitaliseront chacun de 35 à 45000 charges d’une énergie potentiellement sans limite grâce à la fusion thermonucléaire. En Europe, plus de 6500 armes nucléaires de théâtre seront déployées.

Percevant, l’un et l’autre, leur marche vers une inexorable destruction simultanée, USA et Russie vont enchaîner rencontres, confrontations, marchandages et traités (TNP en 1972, ABM en 1975, SALT1 1971, SALT 2 1979, INF 1987, START1 1991, START 2 1993, New START 2010 – qui doit d’ailleurs être renouvelé en 2021).

En 1987 le traité INF bannissait les armes nucléaires du théâtre européen. L’Europe ne devait plus craindre «la bataille nucléaire de l’avant » au milieu de ses 114 habitants au km² (moyenne UE), avec 3 minutes de préavis.

En 2010, le plafond des arsenaux centraux stratégiques USA et Russie était tombé d’environ 40000 charges à 1500, ce dernier but n’étant d’ailleurs pas encore atteint.

Mais le refus annoncé du Président D. Trump de pérenniser cet objectif en 2021 et la dénonciation en 2019 du traité INF laisse craindre une nouvelle ère de tensions sinon une nouvelle course aux armements nucléaires.
La doctrine US -OTAN aujourd’hui : un concept qui marque un retour à la guerre froide
En novembre 2019, Janis Garisons, Secrétaire d’État, au ministère letton de la Défense, alerte sur la menace d’une blitzkrieg russe sur les États baltes avec des armes nucléaires de théâtre de faible énergie rendant une riposte nucléaire OTAN ou US impossible.

Coïncidence, au même moment le Pentagone annonce le déploiement du SNLE « USS TENESSEE » avec une dotation de missiles MSBS à charges de faible énergie[1], et une séquence nucléaire (papier) apparaît dans l’exercice de l’OTAN « Defender 2020 ».

Autre concordance, en juin 2019, l’état-major US publie (par erreur ?) un document intitulé Joint Publications « Nuclear Operations » référencé JP-3-72.
Le concept d’emploi de l’arme nucléaire de théâtre ou tactique y est présenté sans ambiguïté puisqu’il précise :

« Integration of nuclear weapons employment with conventional and special operations forces is essential to the success of any mission or operation »
En clair, il y est affirmé que le nucléaire peut s’utiliser comme n’importe quelle munition dès lors que la cible est militaire et qu’obtenir la victoire l’impose ; les USA renouent avec la vision de Eisenhower de 1955 ou celle de GW Bush pour détruire les Talibans en Afghanistan.

Le Président Trump a d’ailleurs fait procéder aux essais d’un nouveau missile Tomahawk, d’un ATACMS (missile tactique) et d’un tout nouveau missile de précision PSrM à charge nucléaire ou conventionnelle, dans la gamme de portée de 0 à 500 kms.

Cette évolution doctrinale vers l’intégration du combat nucléaire à toutes les étapes de la bataille transparaissait déjà dans le glissement des thèmes des exercices annuels de l’OTAN d’évaluation et de qualification opérationnelles de forces c’est-à-dire : Force de réaction de l’OTAN (NRF), Force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation (VJTF), et les états-majors associés, AJFC de Brunssum au Pays Bas.

Ainsi naissent les exercices « Steadfast Jazz » en 2013 ou « Trident Juncture » en 2015.

« Trident Juncture » – le plus grand – est joué par plus de 30 000 h des unités terre -airmer- forces spéciales- de tous les membres de l’Otan, sous le regard des observateurs de 12 organisations internationales ; le thème était la réaction à une menace venue du Sud. Il fut donc joué en Espagne, Italie, et Portugal.

Ces exercices de synthèse devaient s’inscrire dans « l’Initiative d’Interconnexion des Forces (CFI) », comme en étaient convenu les Ministres de la Défense des pays de l’OTAN à Newport au Pays de Galles, au sommet de l’OTAN les 4-5/09/2014, afin de mettre en place un concept plus large d’entraînements et d’exercices jusqu’à l’horizon 2020. La dérive apparaît dès 2016.

En effet, dans l’exercice « Anaconda », « l’union des rouges » envoie ses « petits hommes verts » envahir l’union de pays bleus – Pologne + pays Baltes. La métaphore ne trompe personne.

De même lorsque l’exercice 2018, sur le même scénario, s’est appelé « Saber Strike » : ceux qui ont connu la guerre des Euromissiles savent que « Saber » était le nom de code OTAN du SS 20 Soviétique.

Enfin et surtout, le plan de manœuvre de l’exercice « Defender 2020 », dont le déroulement prévu entre janvier et juin 2020 est perturbé par la pandémie du coronavirus, donne un éclairage cru sur la vision militaire des États-Unis.

Singulièrement alarmant pour l’Europe, le concept de frappe nucléaire tactique de théâtre y est scénarisé et mis en œuvre contre l’envahisseur de la Pologne et des États Baltes qui n’est plus désigné par un pseudonyme « Union des rouges » mais par son vrai nom : la Russie.

Les exercices annuels de l’Otan sur la frontière orientale de l’Europe, de la Baltique à la Mer Noire, les thèmes tactiques joués en 2016, 17, 18 et l’idée de manoeuvre de l’exercice « Defender 2020 », montrent que pour les États-Unis et l’OTAN, l’ennemi est toujours et plus que jamais le russe[2].

En 1987, avec le traité INF, l’Europe ne pouvait que se féliciter de ces mesures de réduction des armements nucléaires, qui éloignaient pour elle le spectre de servir de champ de bataille nucléaire.

De même la Russie, dans sa difficile situation économique post-soviétique, trouvait là un intérêt économique vital à un nouvel équilibre des armements « par le bas », après sa catastrophique tentative de suivre, « par le haut », les États-Unis dans le bluff de la ruineuse « guerre des étoiles » de R. Reagan.

Ce revirement progressif des USA replonge l’Europe dans un vieux schéma issu de la guerre froide.

Andreï Gratchev[3] était lucide lorsqu’il avertissait :

« La position des faucons américains / .. /révèle une profonde ignorance de la réalitéet une incapacité à sortir des carcans idéologiques de la guerre froide »
Evolution des positions US et OTAN sur les systèmes anti-missiles balistiques en Europe : une nouvelle fracture Est-Ouest qui relance la course aux armements.
Inquiets ou arguant de la montée en puissance nucléaire de la Chine, les États-Unis se retirèrent unilatéralement en 2001 du traité ABM qui limitait drastiquement les systèmes anti-missiles balistiques[4], et le président George W Bush présenta ce retrait comme une première étape vers la mise au point et le déploiement d’un bouclier de défense antimissiles destiné, selon lui, à protéger les États-Unis et ses alliés, dont la Russie (sic) , d’une attaque de missiles tirés par des « États voyous » , mentionnant notamment l’Iran, la Corée du Nord ou la Somalie (re-sic !).

Ainsi le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg qualifiait « d’historique cette étape de la mise en place d’un bouclier antimissile européen pour prévenir à long terme les menaces d’attaques par missiles balistiques provenant de régions externes à l’espace Euro-Atlantique ».

Ce système qui prévoyait de compléter les installations « d’early warning » résiduelles des défenses ABM par l’installation d’un bouclier anti-missiles en Pologne et en République tchèque, fut assez vite fortement contesté par la Russie, qui y vit une mise en cause de sa propre dissuasion nucléaire, devant sa porte.

Par ailleurs, il présentait aussi « l’avantage » de diviser un peu plus le vieux continent entre la vieille Europe (Allemagne et France en particulier) et la nouvelle Europe (de l’est) toute acquise à la cause américaine.

Finalement en 2009 le président B. Obama annula ce plan de déploiement…en apparence, car en réalité il fut remplacé par un autre système (Défense anti-missile balistiques de théâtre – TBMD), à l’étude dans l’OTAN depuis 2001.

De sommets en sommets de l’OTAN, ce système évolua dès 2010 en une véritable architecture globale de défense antimissile balistique en Europe (BMDE), non plus seulement de théâtre, mais couvrant tous les territoires des pays européens de l’OTAN.

Pour tenter d’apaiser ses craintes, la Russie fut associée dès le début, au projet de TMBD, à travers le Conseil Otan-Russie (COR) mais à partir de 2010 (décision du sommet de l’OTAN de Lisbonne entérinant l’élargissement de la TMD en une véritable BMDE) elle dénonça cette évolution fondamentale comme équivalant de facto à un retour déguisé au projet initial de G W Bush pourtant annulé par B. Obama.

Elle ne pouvait en effet y voir rien d’autre que le déploiement d’un système destiné à rendre une frappe russe en retour impossible en cas d’une première frappe nucléaire américaine ou surtout otano-américaine.

Certes, l’assurance lui fut donnée que les sites de lancement des missiles antimissiles balistiques (ABM) ainsi déployés devant sa porte, pour « contrer une menace iranienne », ne pourraient jamais être retournés en sites offensifs contre son territoire tout proche[5].

Sauf que la Russie constata, dès l’implantation par l’OTAN, en 2015, des premiers missiles anti-missile de la Ballistic Missile Defense US en pack de 24 lanceurs MK 41[6], que ces packs, implantés tout autour de la Russie, pouvaient donc tout aussi bien permettre des tirs défensifs sol-air que des tirs offensifs sol-sol de missiles Tomahawk nucléaires contre son territoire en contradiction flagrante avec le traité INF toujours en vigueur à l’époque.

La tromperie était manifeste et impudente[7].

Devant la remise en cause de sa capacité de frappe en second, clef de sa dissuasion nucléaire stratégique, augmentée de la menace potentielle présentée par les capacités offensives des lanceurs standardisés MK 41, la Russie réagit en suspendant, toute coopération au sein du COR dès avant l’affaire de la Crimée, en 2014.

L’annexion de cette dernière – pour les Russes le juste retour dans la mère-patrie de cette terre cédée en 1954, par décret soviétique à la République socialiste soviétique d’Ukraine – sera ensuite utilisée par l’OTAN pour justifier – a posteriori – la protection BMDE de l’Europe face à la nouvelle « menace russe » ; exit la menace iranienne … (d’ailleurs jugulée dès 2015 par l’accord de Vienne).

A partir de 2014 le déploiement occidental du système US DMD – Aegis s’accélère.

Après la livraison du site de tir de missile «SM2 Aegis Ashore » à Deveselu en Roumanie en juin 2016 (limitrophe de la frontière Bulgare) est lancée l’implantation, pour 2018, d’Aegis Ashore SM3 II A (en cours de développement) à Redzikowo en Pologne, ville proche de la mer Baltique.

Le dispositif est complété de radars de défense aérienne (détection et conduite de tir) en Turquie (« early warning » des menaces pouvant venir du proche Orient ou du sud de la Russie) et au Royaume-Uni, de quatre destroyers US Aegis – port d’attache en Espagne – tandis que les Pays-Bas et le Danemark développent de leur côté des frégates équipées de radars connectés à ce dispositif global. Le centre de commandement, enfin, se trouve en Allemagne.

La justification par le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, citée plus haut ne convainquit pas les Russes.

Dans la situation inverse, l’OTAN aurait sans nul doute vu la même menace comme une atteinte inacceptable à sa capacité dissuasive en riposte à une attaque nucléaire !

La Russie placée dans l’impossibilité de connaître en temps réel le type de missiles (antimissiles balistiques défensifs, ou au contraire nucléaires offensifs
Tomahawk contraires au traité INF) présents dans les lanceurs de la base de Deveselu et dans ceux qui sont à bord des destroyers US navigant à proximité de ses eaux territoriales va s’estimer en droit, pour battre, en riposte, les territoires de la « nouvelle Europe » de l’est, de déployer à son tour ses lanceurs mobiles du système sol-sol Iskander (500 km maxi pour la version terrestre « compatible INF ») dans l’enclave de Kaliningrad.

Avec un budget militaire d’environ 65 Mds de $, face aux 240 Mds des pays européens de l’OTAN, ajoutés aux 750 Mds des États-Unis, et ne pouvant donc en aucun cas envisager d’opposer au déploiement BMDE américano-otanien, un bouclier russe ABM équivalent, la Russie va dès lors privilégier la solution beaucoup plus économique de « la flèche pour percer le bouclier ».

L’accélération du développement du missile 9M729, pour Moscou une évolution de l’Iskander (d’une portée officielle déclarée de 480 kms) entre dans cette logique d’action –réaction.

En 2018, les États-Unis, souhaitent se dégager du traité INF pour retrouver leur liberté de manoeuvre vis-à-vis de la Chine, et, par ricochet, vis-à-vis de la Russie.

Le 2 août 2019, ils sortent officiellement du traité de désarmement INF suivis, ipso-facto, quelque mois plus tard par la Russie. La route est libre pour une relance de la course aux armements.

Dès le lendemain du retrait, le Pentagone publie largement la photo du tir d’un nouveau Tomahawk suivi de deux autres essais de missiles sol-Sol – l’ATACMS « upgraded » et le Precise Strike Missile. Ils n’attendaient que la dénonciation du Traité INF, devenu bien gênant !

La même année, le président Poutine annonçait en réaction, la mise au point par la Russie d’une panoplie de nouvelles armes stratégiques toutes réputées quasiment impossibles à intercepter, et capables de frapper en n’importe quel point du globe.

Les États-Unis, en l’occurrence le Président B. Obama, avaient ouvert le bal en lançant son projet de « Conventional prompt global strike » ; une bonne centaine des missiles balistiques  intercontinentaux SSBS et MSBS, retirés de la triade « réduite à 1500 charges nucléaires» par l’accord New Start signé avec le Président Medvedev le 8 avril 2010 à Prague, seraient armés de nouvelles charges conventionnelles, mais mettant tout point du globe à moins de 45 minutes de vol d’un Minuteman depuis son silo ou d’un Trident II D5 depuis son sous-marin.

S’agissant de la Russie, au-delà de l’effet d’annonce recherché, avec la part probable d’exagération concernant la réalité opérationnelle effective à bref délai de toutes ces armes nouvelles, il est certain que, en réaction à ce qu’elle perçoit désormais comme une double menace nucléaire tactique et stratégique occidentale sur sa propre dissuasion, elle développera ce qu’elle sait faire de mieux et de plus économique : la flèche tous azimuts contre la cuirasse.

Le cycle provocation-réaction est désormais bien lancé, avec un risque sérieux de renucléarisation en Europe et de remontée vers un pseudo-équilibre stratégique « haut » voulu par les États-Unis, et accepté passivement par les Européens à travers l’OTAN, contrairement à l’équilibre « bas » obtenu grâce à toutes les mesures de maîtrise des armements jusqu’à la fin des années 90, souhaitées par la Russie et les Européens à l’époque, et mises en oeuvre par l’OSCE.

Cette persistance, voire cette accélération dans cette BMDE, est d’autant plus une provocation que les missiles de ce bouclier Aegis, circonvenant la Russie par son déploiement terre et mer, de la Mer Noire à la Baltique, ne pourront avoir comme cible que la dissuasion russe.

Menace, pour les Russes, que le dernier cri du SM3 II A, avec son « kinetic killer », qui une fois mis au point et bien qu’il ne traite pas les charges nucléaires dans leur vol libre, traitera le corps du missile porteur en phase propulsée (pour les IRBM et MRBM).

En pratique le SM 3 II A a fait son premier tir d’essai sur cible balistique fin 2017 pour une implantation en Pologne d’une batterie standard de 24 SM3 en 2018.

C’est dans ce nouveau contexte historique global marqué par le cycle « action US-OTAN » puis « réaction de la Russie » depuis le début des années 2000, qu’il faut replacer le lancement par cette dernière des divers missiles mentionnés, dont le 9M729.
La France et les autres pays européens doivent refuser un suivisme mortifère
Les 4-6 février 2011, à Munich, à la Conférence de Sécurité de l’OTAN, Mr Anders Fogh Rasmussen, Secrétaire Général de l’OTAN avait lancé le concept de « Smart défence » ; c’est à dire “assurer une plus grande sécurité, pour moins cher, par un travail en commun plus flexible ».

Depuis, cette « smart defence » a transformé nos armées européennes en « armées bonzaï » (formule de l’Armée des USA pour désigner nos Armées européennes), une image juste de ce que nos autorités nationales, ont appelé, au fil des réformes et réductions d’effectifs, « des forces plus resserrées mais plus efficaces ».

Avec comme conséquence, des budgets de défense européens indigents voire insignifiants.

Pour autant, cela fait le bonheur de l’industrie de défense US.

Aujourd’hui, la mission nucléaire associée aux bombes US B 61, impose à la Luftwaffe d’acheter 45 chasseurs US F18 « Super Hornet » et EA 18 « Growler », pour quelques milliards d’euros, en remplacement de ses chasseurs Tornados devenant bons pour la réforme ; juste pour pouvoir continuer à participer à la capacité nucléaire (illusoire) de l’OTAN.

Et nos voisins Belges ont dû acheter des Lockheed-Martin JSF 35 pour, eux aussi, continuer à participer à cette même capacité nucléaire de l’Alliance.
Autant d’achats qui, à condition qu’ils ne soient pas amplifiés dans les années qui viennent, pourraient permettre d’attendre l’arrivée du futur avion de combat francoallemand, mais qui, à l’inverse, pourraient tout aussi bien, en cas de problèmes budgétaires, mettre en danger ce programme européen SCAF (Système de Combat Aérien Futur).

Or on connaît bien la tendance naturelle des arbitrages en la matière…
L’Amérique prépare, organise et accoutume les européens, au fil des manœuvres annuelles de l’OTAN, à la guerre, y compris à la « bataille nucléaire de l’avant » – pour reprendre la terminologie de l’époque – en Europe sur ses frontières avec la Russie, mais cette fois-ci sur la terre « de la Sainte Russie ».

Il n’y a plus le glacis séparant l’Europe de l’Ouest de la Terre russe et ses interdits de « targeting » ; du moins dans la doctrine française de l’ultime avertissement.

Aujourd’hui l’Europe de la défense devrait, selon sa définition et les ambitions affichées en son temps, être aux côtés de la France, là-bas en Afrique où la percée djihadiste est une menace qui relève d’ailleurs tout autant de la défense de l’Europe.

Si l’engagement, aujourd’hui modeste, de forces spéciales européennes au Mali se poursuit -Opération Takuba -, l’Europe de la défense aura fait là un très grand pas et se sera enfin arrachée à son enfermement dans une Défense de l’Europe qui prépare une guerre qui ne doit pas être la nôtre : une nouvelle bataille nucléaire de l’avant.

Continuer à participer à des exercices de l’OTAN qui ne changeraient pas d’objectifs, révélerait un suivisme aveugle, signifiant non seulement une préoccupante perte de notre indépendance stratégique mais, pire, l’acceptation aveugle de l’enfermement dans une spirale belliciste et mortifère pour nos nations d’Europe de l’ouest et de la Russie ; une Russie qui, volens nolens, est ethniquement, culturellement, historiquement européenne.

Plus particulièrement pour la France, elle est imbibée de la culture française du Siècle des lumières. Regardons St Pétersbourg et relisons Diderot.
C’est le retour, in fine – dans 15 ou 20 ans nous prédit le Gal M. MILLEY, chef d’État-major des armées US – de la bataille nucléaire de l’avant dans ce « mittel Europa », cher aux Allemands, avec une Europe entraînée dans la spirale dont elle était enfin sortie par le traité INF de 1987 et les accords stratégiques USA- URSS puis USA-Russie.

La mise au ban occidental de la Fédération de Russie devenue l’agresseur potentiel principal des pays européens, sous prétexte d’une contestation de la suprématie américaine, réactive sur le continent européen – mais pas seulement – la guerre froide ; mais en pire !

Le tampon des Républiques socialistes d’alors n’existe plus et les frappes seront directement portées sur la « sainte terre russe ». La riposte russe sera à hauteur.

A la même heure, la diplomatie française, comme l’a rappelé notre Président le 7 février dernier, appelle à un rapprochement avec la Russie.

En quoi la Russie est-elle moins européenne que la Lettonie ou la Géorgie dont on dit qu’elle a vocation à intégrer l’UE ou encore l’Ukraine qui rêve d’OTAN ?
La France et l’OTAN : une nécessaire redéfinition des rapports
Opposée à la bataille nucléaire et à la riposte graduée formalisée par Mac Namara, car portant en germe le risque d’escalade, la France devenue puissance nucléaire, a formalisé la notion « d’ultime avertissement ».

Contrairement à l’approche des USA et de l’OTAN, ce refus de toute bataille nucléaire est un invariant du concept français, la seule évolution étant sémantique : tactiquepréstratégique- ultime avertissement. La frappe d’ultime avertissement est toujours unique, non renouvelable mais, depuis 1995, elle est « adaptée » quant au choix des cibles retenues par le Président de la République.

Or le nouveau concept US intègre d’emblée dans la confrontation militaire une bataille nucléaire de l’avant conçue comme un continuum de l’engagement conventionnel avec l’emploi possible de charges nucléaires de faible puissance sur la ligne de front. Cet engagement provoquerait une riposte russe immédiate et une escalade nucléaire impliquant tous les membres de l’OTAN du fait que les frappes occidentales auraient lieu directement sur le sol russe et non plus comme au temps de la guerre froide sur les territoires des ex-pays satellites du Pacte de Varsovie.

La France, comme membre de l’organisation militaire se retrouverait gênée voire empêchée de mettre en œuvre sa propre manoeuvre dissuasive et l’ultime avertissement perdrait toute la signification que nous voulons lui donner, puisque, noyé dans un combat nucléaire de l’avant, il ne serait plus « qu’un coup parmi d’autres » qui eux, nous échapperont complètement.

Non seulement le concept otano-américain est en opposition frontale avec le principe même de la dissuasion française rappelé par le Président de la République à l’École de guerre, mais surtout il rend caduque toute possibilité de l’ultime avertissement unique que nous prônons.

Cette contradiction entre notre stratégie nationale et la doctrine nucléaire américaine, se trouve désormais renforcée par le changement de nature du bouclier anti-missile américano-otanien, qui apparaît de facto comme véritablement antirusse.

En effet, cette défense antimissile balistique en Europe (BMDE), lancée en 2009 contre la « menace iranienne », concrétise la volonté des États-Unis et de l’OTAN de rendre possible la création d’un champ de bataille sur les frontières orientales de l’Union Européenne, protégé contre toute riposte russe afin de permettre ainsi le « bon déroulement » de la bataille de l’avant, y compris nucléaire.

Dans ce nouveau contexte, l’insertion dans ce bouclier anti balistique de l’OTAN de certains des moyens français – logique à l’époque (contre la menace iranienne alléguée) pour la protection du territoire national – va désormais changer complètement de nature, puisqu’elle va cautionner ce concept américain du champ de bataille nucléaire de l’avant en participant à sa protection et ce sur la frontière russe !

De purement défensive, notre position ne manquera pas d’apparaître offensive et agressive pour la Russie.

Nous sommes clairement là face à un double empêchement :

– Celui d’exercer notre stratégie de dissuasion nucléaire et de mettre en oeuvre l’ultime avertissement,

– et celui d’un rapprochement avec la Russie encore récemment affirmé.

Il est donc grand temps pour notre pays de sortir de ce piège.

Le premier pas, même symbolique, serait le refus de laisser l’armée française participer à tout exercice OTAN de ce type, sur les frontières de la Russie.

Mais au-delà, pour frapper les esprits et permettre l’établissement de ce nouvel ordre international que le Président de la République appelle de ses vœux en œuvrant pour une plus grande autonomie de l’Europe, faudra-t-il, tout en restant fidèle à nos alliés, en venir à une nouvelle sortie, comme en 1966, de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN ?

La France a toujours été un allié fidèle. C’est le Général de Gaulle qui, au premier jour lors de la crise de Cuba en octobre 1962 a été le premier, de tous les chefs d’états européens à soutenir J.F. Kennedy.

Depuis, la France, à travers tous ses gouvernements a continué à affirmer sa liberté d’appréciation et de pensée, mais elle n’a jamais trahi la cause européenne, ni ses alliés, au premier rang desquels les États-Unis, quand la cause était juste.

Et puis, intégrée ou non dans les structures de l’OTAN, l’armée française a assuré son créneau avec constance et ardeur sur sa ligne de front, face au Pacte de Varsovie, sur terre, dans les airs et en mer. Ses régiments ont participé sans faillir à la liberté de Berlin.

Mais aujourd’hui, il est temps que nos partenaires européens comprennent que la bataille engagée par les États-Unis contre ceux, nommément désignés qui contestent leur suprématie, n’est pas la nôtre (Russie, Chine, Iran).

La France, première puissance militaire d’Europe malgré ses faiblesses (faiblesses numériques en hommes et matériels), est présente sur tous les segments de combat.

Possédant des forces intégrables, fréquemment intégrées, fidèles et fiables, présentes et de valeur reconnue sur tous les théâtres d’opérations, elle est la seule puissance européenne dotée d’armes nucléaires indépendantes.

Une puissance européenne qui, en 1995, comme l’a rappelé le Président de la République le 7 février, a bâti un processus d’association de sa capacité nucléaire préstratégique à celle de la Grande Bretagne dans une dissuasion concertée

Par ailleurs, lors de la guerre des euromissiles la France avait approché informellement en 1988 ses alliés, en premier Allemands, avec une proposition de « sanctuarisation de leur territoire » par un pré-positionnement d’avions de notre composante nucléaire pilotée sur leurs bases aériennes, mais aucune suite n’a été donnée à ces contacts.

Pour toutes ces raisons, il est de son devoir, d’aucuns diront qu’il est du génie de la France, de savoir dire non à la poursuite de la politique américano-otanienne de provocation et de création artificielle de l’ennemi russe, suicidaire pour l’Europe et pour le monde.
Conclusion :
De fait aujourd’hui, la vraie question est de savoir si la France doit poursuivre une politique qui la conduit au bord de la schizophrénie : comment peut-on, à la fois, garder son libre arbitre quant à la manière de défendre ses intérêts vitaux par une stratégie dissuasive s’appuyant notamment sur des forces nucléaires indépendantes, et « en même temps », comme membre de l’organisation militaire intégrée, dépendre des États-Unis seuls maîtres de l’engrenage de la bataille de l’avant vers l’option nucléaire ?

La question de la compatibilité de la politique de dissuasion de la France, récemment exposée par le Président de la République, avec la stratégie nucléaire de l’OTAN en Europe est donc posée.

Cette nécessaire clarification concerne également nos partenaires européens dont on peut se demander s’ils ont tous conscience de l’enchaînement des engagements qu’ils ont pris et qui pourraient conduire à une bataille nucléaire sur le territoire de l’Europe sous l’impulsion et selon le bon vouloir du grand frère américain.

Le récent choix effectué par l’Allemagne de renouveler une partie de sa flotte aérienne d’avions de combat européens par des appareils américains pour assurer la poursuite de la mission nucléaire sous contrôle du Président des États-Unis, montre que c’est loin d’être évident.

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Troisième partie à suivre : Vers une autonomie stratégique européenne ?
Pour le Cercle de Réflexions Interarmées.
Général (2S) Marc Allamand
Général (2S) Grégoire Diamantidis
Général (2S) Jean-Claude Rodriguez
Général (2S) Jean-Serge Schneider
Général (2S) Jean-Pierre Soyard
Contre-Amiral (2S) François Jourdier
Général (2S) Christian Renault
Ingénieur Général de l’Armement (2S) Louis A. Roche
Capitaine de Vaisseau (ER) Alexis Beresnikoff
Lieutenant-Colonel (ER) Deluzurieux
Monsieur Marcel Edouard Jayr

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[1] portant une charge W 76-2 de faible énergie (4 à 5 kt)
[2] L’évolution des exercices démontre une volonté de « régénérer » une menace majeure Russe calée sur la menace Soviet d’hier, et ce dès les thèmes adoptés en 2013 et 2015 :
– 2013 « Steadfast Jazz 2013 » ; grand exercice de l’OTAN (6 000h) impliquant les États membres de l’Alliance, plus la Finlande, la Suède et l’Ukraine. L’objectif est de « s’assurer que la force de réaction rapide de l’OTAN – la NRF – est prête à être engagée pour la défense de l’un quelconque des Alliés, à se déployer n’importe où et à faire face à quelque menace que ce soit » Anders Fogh Rasmussen. Secrétaire général de l’OTAN
– 2015 « Trident Juncture 2015 » (TRJE15) ; 36 000 participants Terre, Air, Mer ; de plus de 30 pays, 12 organisations internationales. Déploiement en Italie, Espagne, Portugal ; évaluation de la Force de Réaction de l’OTAN (NRF), la Force opérationnelle Interarmées à très Haut niveau de Préparation (VJTF), renforcer la préparation, la souplesse et l’interopérabilité de l’OTAN face à l’évolution de l’environnement de sécurité et aux défis provenant du sud et de l’est. On voit bien avec les thèmes depuis 2017, 18, 20 la dérive vers un ennemi unique désigné et à l’est : La Russie.
[3] Andreï Gratchev ; conseiller diplomatique de Mikhaïl Gorbatchev, son porte-parole officiel d’août à décembre 1991.
[4] Ce traité ABM est signé à Moscou le 26 mai 1972, entre Washington et Moscou. Les Défenses ABM doivent être strictement fixes et terrestres ; ne pouvaient être déployés – 100 missiles – que pour défendre soit la capitale (Moscou) soit un site de la triade ( USA ; Batteries SSBS de Grand Forks) Sont autorisées les évolutions techniques et interdits plus de missiles, d’autres déploiements, tout transfert à d’autres états.
[5] Jens Stoltenberg expliquait que « Ces missiles sont purement défensifs. Les projectiles que nous utilisons pour détruire les missiles ne contiennent pas d’explosif. Ils sont uniquement destinés à abattre leur cible. Ce système ne représente aucune menace envers la capacité russe de dissuasion nucléaire.» En fait la charge est un « kinetic kill vehicle” qui vient percuter le missile, ce qui le détruit. La méthode est différente, mais pas le résultat sur la dissuasion russe qui n’est plus, maintenant, que la seule, objectivement, concernée !
[6] Le pack de 24 « Vertical Launching System – MK 41 » permettait, sur les navires, de l’US Navy de contenir et tirer indifféremment des Missiles mer-air SM 2 ou 3 ou des missiles de croisières mer-sol BGM 109 Tomahawk, à charge conventionnelle ou nucléaire, affichant 2000 km de portée. Pour mémoire, sur la base de la National Missile Defense US (et son système d’armes Aegis), le Président B. Obama avait présenté, le 17 septembre 2009, pour contrer la « menace balistique iranienne », une « European Phased Adaptive Approach” de défense anti missile balistiques à portée courte , moyenne et intermédiaire. Le déploiement était prévu en 3 phases de 2011 à 2020 et une 4ème en 2022. IL fut abandonné en 2013.
 [7] Petit retour historique expliquant le « ressenti » des Russes.
 

Le 27 juin 1989, le rideau de fer tombe. A Moscou, plusieurs dirigeants occidentaux rassurent M. Gorbatchev sur l’évolution de l’OTAN qu’il s’agisse de James Baker, Secrétaire d’état américain, qui par trois fois le 9 février 1990, lui affirme que « les discussions entre les deux Allemagnes et les quatre forces d’occupation (États-Unis, Royaume-Uni, France et URSS) doivent garantir que l’OTAN n’ira pas plus loin: la juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est», ou de H. Kohl, chancelier allemand, qui affirme à son tour le 10 février 1990, que : « Nous pensons que l’OTAN ne devrait pas élargir sa portée », ou enfin de François Mitterrand qui déclare le 25 mai 1990 «Je tiens à vous rappeler que je suis personnellement favorable au  démantèlement progressif des blocs militaires.»

Général Dominique Delawarde

Ancien chef «Situation-Renseignement-Guerre électronique» à l’État major interarmées de planification opérationnelle


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