Thierry Meyssan : «Les Frères musulmans sont l’équivalent de la franc-maçonnerie»
Thierry Meyssan. D. R.
Algeriepatriotique : Vous soutenez que le plan de déstabilisation de la Syrie a définitivement échoué, au motif notamment que les ASL, soutenus par l’Otan, ne sont pas parvenus à diviser l’armée régulière, après vingt mois de guerre. Le régime de Damas peut-il survivre aux tentatives d’isolement externes, comme le montre la reconnaissance de la nouvelle coalition de l’opposition par des capitales occidentales ?
Thierry Meyssan : La stratégie de l’Otan et du CCG a évolué avec le temps. Au départ, il s’agissait de provoquer un cycle d’attentats et de répression pour justifier une intervention internationale, sur le mode de ce qui a été fait au Kosovo. Cela n’a pas fonctionné parce que le président Bachar Al-Assad a longtemps fait preuve de retenue, et puisque la Chine et la Russie ont opposé leurs vétos au projet occidental. A défaut de pouvoir attaquer ouvertement, l’Otan et le CCG ont choisi dans un second temps de déstabiliser le pays en espérant provoquer son effondrement interne. Ils ont à la fois organisé des sanctions unilatérales pour détruire l’économie, utilisé l’ASL pour épuiser la capacité de résistance des Syriens, pris des contacts pour corrompre des dirigeants et mettre en scène leur défection, et surtout recherché des officiers supérieurs pour mener un coup d’Etat militaire. On s’est alors trouvé dans une situation paradoxale lorsque Mme Clinton, à plusieurs reprises, a appelé à un coup d’Etat militaire pour imposer la démocratie. A l’issue de presque deux ans de combats, le régime est toujours solide et les avancées de l’ASL très instables. Il est clair qu’il n’y aura pas de solution militaire à cette situation. L’Otan et le CCG qui espéraient isoler la Syrie l’ont au contraire jetée dans les bras de l’Iran, de la Russie et de la Chine.
Les accords de Genève sont, selon vous, la seule solution viable pour mettre fin à la crise syrienne. Mais on voit que le nouvel émissaire onusien, Lakhdar Brahimi, n’en parle plus…
Après avoir été silencieux durant des semaines, M. Brahimi a rendu un rapport devant l’Assemblée générale de l’ONU. Il a explicitement fait référence à l’accord de paix de Genève comme base de toute solution politique. Cependant, cet accord, arraché par Sergey Lavrov et Kofi Annan, ne résout pas tout. Plusieurs questions restent en suspens qui permettent à la France et au Qatar de bloquer son application. L’idée principale est
de créer une autorité provisoire représentant à la fois l’actuel gouvernement et son opposition, de déclarer un cessez-le-feu, de déployer une force d’interposition sous mandat de l’ONU, et d’organiser des élections. Malheureusement, personne ne s’entend sur le sens des mots. Pour la France, la «transition» désigne le passage d’une période avec Bachar Al-Assad à une période sans lui, tandis que pour la Russie, elle désigne le passage d’une période d’hostilités à une période de paix. Les Français considèrent que l’opposition, ce sont les gens qu’ils ont choisis, financés et armés ; tandis que les Russes considèrent que toute personne ayant recours aux armes étrangères est un traître à sa patrie et ne saurait siéger dans un gouvernement. Enfin, la France imaginait une force de paix composée par ses alliés de la Ligue arabe, tandis que les Russes entendent la composer avec leurs alliés de l’Organisation du Traité de sécurité collective (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan).
La Russie, on le voit, joue un rôle diplomatique de plus en plus offensif dans la région du Moyen-Orient pour essayer de freiner ou d’atténuer un tant soit peu cette puissante machine du « printemps arabe». Quel est son intérêt ?
La Russie ambitionne de retrouver la position qui était celle de l’URSS. Elle a fait de la Syrie le point de rééquilibrage des relations internationales. Elle a utilisé par trois fois son véto et ne peut plus faire marche arrière, sauf à renoncer à ses rêves. La stratégie globale de Vladimir Poutine est basée sur l’idée que la source d’énergie principale du siècle qui commence sera le gaz. Le XIXe siècle fut celui du charbon, dominé par les Anglais, le XXe siècle celui du pétrole dominé par les USA, et le XXIe serait celui du gaz contrôlé par la Russie. Vladimir Poutine a fait de Gazprom le premier producteur mondial de gaz. Il ne veut pas que les riches réserves de gaz de la Méditerranée et de Syrie passent sous contrôle occidental, et il ne veut pas non plus que l’Iran perturbe le marché. Par conséquent, il a fait alliance avec Damas et Téhéran et ne favorise les exportations iraniennes que si celles-ci passent par des couloirs qu’il puisse contrôler. Notez bien que l’acharnement de l’Otan et du CCG a exactement la même raison. Les Occidentaux ont placé à la tête de la commission économique du Conseil national syrien Ossama Al-Kadi, un cadre de British Gas. Puis, ils ont nommé à la présidence de la Coalition nationale cheikh Moaz Al-Khatib, un cadre de la Royal Deutch Shell. De son côté, la Turquie ne peut espérer relancer le projet de gazoduc Nabucco que si le régime syrien est renversé, et le Qatar doit absolument empêcher l’émergence d’un compétiteur dans son voisinage.
Certaines sources évoquent ces derniers jours le départ de dizaines de terroristes d’Al-Qaïda vers la Jordanie. Quel crédit donnez-vous à cette information ?
C’est très difficile à vérifier. Pour le moment, on a surtout vu des membres d’Al-Qaïda venir dans l’autre sens, de Jordanie, mais aussi des autres frontières. L’armée arabe syrienne a lancé il y a une semaine une vaste contre-offensive. Elle disposait d’informations sur les emplacements d’Al-Qaïda, mais ce n’était pas suffisant. Elle a coupé toutes les communications, téléphone et internet, pendant trois jours. Les djihadistes ont été contraints d’utiliser leurs téléphones satellitaires pour recevoir leurs instructions. Par conséquent, ils ont été facilement repérés. L’armée nationale leur a porté des coups terribles et en a éliminé plusieurs centaines aussi bien dans la banlieue de Damas qu’à Alep et à la frontière turque. Les survivants, démoralisés, peuvent être tentés de se replier en Jordanie.
La dernière escalade à Ghaza a donné lieu à une situation politiquement illisible. On ne sait plus qui joue à quoi, ni qui soutient qui dans cet imbroglio : l’Iran, le Qatar, le Hamas ?
Certains acteurs ont une ligne claire. D’autres pas. Le Hamas est divisé. Khaled Mechaâl est passé au service du Qatar, lequel travaille à la fois pour les USA et Israël. A Ghaza, le Hamas s’en prend maintenant aux autres groupes de la résistance, ce qui fait de lui un auxiliaire d’Israël tout autant que la police de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. On assiste en ce moment à un changement de politique à Washington qui devrait déboucher sur une redistribution complète des cartes au Proche-Orient. Il s’ensuit que beaucoup d’opportunistes voyant le vent tourner changent de bord. En principe, Barack Obama devrait nommer secrétaire d’Etat John Kerry, un ami personnel de Bachar Al-Assad. Et comme secrétaire à la Défense Chuck Hagel, qui avait conduit avec Kerry les tentatives de négociations de paix syro-israéliennes de 2008 via la Turquie. La nouvelle administration devrait mettre en œuvre l’accord de Genève. Cela devrait déboucher sur une conférence de paix régionale à Moscou, ainsi que vient de le demander l’Assemblée générale de l’ONU. Cette conférence reprendrait les travaux de celle organisée par James Baker à Madrid en 1991, et de celle organisée par Bill Clinton à Shepherdstown en 1999. Israël se retirerait partiellement sur les frontières de 1967. Une confédération jordano-palestinienne serait créée. Bachar Al-Assad serait maintenu au pouvoir à Damas et deviendrait le garant d’un pacte de non-agression mutuel arabo-israélien. Cela pourrait avoir un effet domino, avec par exemple le renversement de la dynastie hachémite en Jordanie, ses revendications dans la péninsule arabique et le renversement des Al-Saoud dont plus personne ne veut. Dans un an ou deux, le Proche-Orient aura complètement changé.
En Algérie, on se plaît à dire – homme politiques, acteurs sociaux, etc. – que notre pays est «immunisé» contre cette vague du «printemps arabe». Cela vous paraît-il crédible ?
L’expression «printemps arabe» est un fourre-tout. Il n’y a rien de similaire entre les émeutes en Tunisie qui ont débouché sur la fuite de Ben Ali, la révolution colorée en Egypte contre Moubarak voulue de longue date par Washington, l’expédition coloniale en Libye pour appuyer la sécession de la Cyrénaïque et renverser au passage Kadhafi, la guerre secrète en Syrie, la révolution réprimée par le CCG au Bahreïn. Bien sûr, tout cela survient au même moment dans des pays qui parlent la même langue. Mais c’est tout. Cela dit, ces évènements ont en commun d’avoir réveillé les masses populaires et personne ne sait ce qu’il en résultera. Les chaînes satellitaires ont facilement intoxiqué les gens dans les premiers mois, parce qu’elles avaient une bonne image. Mais la propagande a des limites et, avec le temps, les gens voient qu’on les a bernés. Ainsi, les Egyptiens commencent à se retourner contre les Frères musulmans qu’ils acclamaient il y a peu. En quelques mois, cette confrérie a réussi le tour de force de s’emparer du pouvoir au Maroc, en Tunisie, en Libye, en Egypte et à Ghaza. Or, il n’y a rien de plus opaque que cette organisation. C’est au fond l’équivalent de la franc-maçonnerie européenne dans le monde musulman. Elle comprend parfois des gens sincères, mais sa structure secrète permet à des ambitieux sans scrupules de se livrer aux pires manœuvres. Elle a fait alliance avec Washington comme on vend son âme au diable. Désormais, elle se porte garant de la «sécurité d’Israël» et de l’ouverture capitaliste des marchés. Je ne crois pas que l’Algérie soit immunisée contre de nouveaux troubles. Certes, on ne pourra pas rejouer de la même manière la carte terroriste, mais beaucoup d’autres manipulations sont possibles. L’Algérie n’est pas un Etat secondaire, mais la pièce maîtresse au Maghreb, elle attise beaucoup de convoitises et devra donc affronter de nouveaux dangers. Elle dispose heureusement d’un atout fort : c’est le seul pays de la région où la population a développé une culture politique, un sens critique.
Interview réalisée par Rafik Mahmoudi
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