«Il y a un projet de démembrement du Monde arabe»
A Alger où il résidait, Gilles Munier a milité dès 1964 dans des associations françaises de solidarité avec le Monde arabe et de soutien à la lutte du peuple palestinien. Son père, favorable à l’indépendance de l’Algérie, avait rejoint symboliquement le colonel Amirouche au maquis. Arrêté à son retour, il a été plus tard interdit de séjour dans les départements algériens.
Depuis 1986, Gilles Munier est secrétaire général des Amitiés franco- irakiennes. A ce titre, il a milité contre l’embargo et rencontré le président Saddam Hussein à plusieurs reprises.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont les Espions de l’or noir, collabore au magazine Afrique Asie et analyse la situation au Proche-Orient sur le blog France-Irak-Actualite.com .
Dans cet entretien, Gilles Munier confirme, à l’image de beaucoup d’observateurs, l’existence d’un complot contre la Syrie...
La Nouvelle République : Pour vous, la campagne anti-Bachar est un complot. Qui sont les instigateurs de ce complot et à quel dessein ?
Gilles Munier : Le complot vise la Syrie, Bachar al-Assad se trouve en être le président. L’ordre instauré par les grandes puissances après la Première Guerre mondiale est en fin de course. L’élan nationaliste qui a tenu la dragée haute aux Occidentaux est épuisé faute d’avoir pu évoluer. Les peuples arabes se révoltent contre la corruption, l’arrogance et les compromissions de leurs dirigeants. L’influence grandissante de l’Iran, allié de la Syrie, gêne les plans géostratégiques de l’Otan. L’Occident tente de reprendre en main la situation.
La déstabilisation de la Syrie,
comme celle de l’Irak, fait partie du projet de démembrement du monde arabe sur des bases ethniques, tribales ou confessionnelles. Les contre-mesures adoptées pour détourner les «printemps arabes» de leurs objectifs semblent inspirées du plan Yinon de 1982, du nom d’un fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères qui préconisait la création de mini-Etats antagonistes partout dans le monde arabe.
En Syrie, il s’agirait, au mieux, de reconstituer la fédération d’Etats confessionnels créée par le général Gouraud en 1920, du temps du mandat français, c'est-à-dire un Etat d’Alep, un Etat de Damas, un Etat alaouite et un Etat druze.
A l’époque, ce fut un échec. Rien ne dit que les Occidentaux parviendront cette fois à leurs fins. En Libye, par exemple, le colonel Kadhafi a été renversé, mais la situation est loin d’être stabilisée et la donne peut changer.
Le «chaos constructif et maîtrisé» prôné par les néo-conservateurs américains sous George W. Bush risque fort d’aboutir au chaos tout court. Cela, les multinationales n’en ont cure, le principal étant pour elles de contrôler les champs pétroliers… et qu’Israël survive en tant qu’Etat juif.
Parmi cette opposition, il faut compter également les Frères musulmans.
N’est-il pas à craindre une guerre civile si demain le régime de Bachar venait à chuter ?
La guerre civile, c’est le scénario du pire. La Syrie l’évitera si un dialogue franc et décomplexé s’instaure entre les Frères musulmans et les baâthistes, s’il aboutit à des élections réellement démocratiques ouvertes à tous les courants politiques représentatifs.
Bachar al-Assad y est favorable, mais il a trop tardé à le proposer. Les Frères musulmans, incontournables, le refusent pour l’instant. Comme toujours, la confrérie mise sur les Anglo-Saxons pour accéder au pouvoir, une politique opportuniste à courte vue qui lui fait négliger les réalités du terrain, les arrière-pensées de l’Otan et de la France, l’ancienne puissance coloniale.
Dans le cas syrien, la situation semble plus complexe qu’on le croit, notamment avec plusieurs acteurs dont les intérêts géostratégiques diffèrent.
D’un côté, Washington, l’Otan, Israël, les monarchies arabes sunnites et la Turquie et, de l’autre, l’axe Téhéran-Damas comprenant le Hezbollah, le Hamas, soutenu par la Chine et la Russie.
Une guerre contre la Syrie ne risquerait-elle pas de déborder et de provoquer un embrasement généralisé de la situation au Proche-Orient dont les conséquences seraient incalculables ?
A la fin d’octobre dernier, le président Bachar al-Assad a déclaré au Sunday Telegraph qui si le but des Occidentaux est de diviser la Syrie, il embraserait toute la région et il y aurait des dizaines d’Afghanistans. Mais cela ne fera pas reculer les faucons de l’Otan car, au-delà de la campagne contre la Syrie, se profile un conflit de grande ampleur, aux conséquences imprévisibles, avec l’Iran des mollahs…
Vous pensez, comme certains, que frapper la Syrie sous couverture «humanitaire» vise à cacher en fait une opération complexe antichiite et anti-Iran…
Le nombre des victimes civiles annoncé par l’ONU, qui donne une couverture «humanitaire» à l’opération contre la Syrie, n’a jamais été corroboré. Pour l’Otan et Israël, le renversement du régime de Damas et la liquidation du Hezbollah libanais et du Hamas palestinien ne sont que des étapes.
Les Américains et les Français ont demandé à plusieurs reprises à Bachar al-Assad de prendre ses distances avec son allié iranien. Il a refusé, se doutant que son tour viendrait ensuite et qu’à ce moment-là, il serait seul face à la machine de guerre occidentale.
Les camps antagonistes font le compte de leurs partisans. A Bagdad, par exemple, la crise traversée par la Syrie a fait naître des clivages contre-nature. Les sunnites pro-américains, Al-Qaïda au Pays des deux fleuves et le conseil de la région d’Al-Anbar soutiennent le CNS (Conseil national syrien), tandis que le régime de Nouri al-Maliki, Moqtada al-Sadr et, dans un certaine mesure, la résistance baâssiste réfugiée à Damas sont du côté de Bachar al-Assad.
Nouri al-Maliki s’est débarrassé du vice-président de la République Tarek al-Hashemi, pro-américain et ancien chef du parti islamique issu du mouvement des Frères musulmans, en l’accusant, sans preuve, de diriger un escadron de la mort et d’avoir voulu l’assassiner.
Hashemi s’est réfugié au Kurdistan sunnite et la Turquie «néo-ottomane» lui accordera l’asile s’il le demande.
A toute fin utile, si la situation à Bagdad se détériore encore plus, 50.000 GI’s, basés dans cette perspective au Koweït sont prêts à intervenir à nouveau en Irak.
Face à l’«arc chiite» pro-iranien —l’expression est du roi Abdallah II de Jordanie —, les Occidentaux veulent opposer un «croissant sunnite» réunissant les émirs du Golfe, les rois d’Arabie et de Jordanie et les partis politico-religieux qui leur sont plus ou moins favorables, ne serait-ce que par opportunisme, comme les Frères musulmans.
A Moscou, le 18 novembre dernier, Vladimir Poutine a dit clairement à François Fillon que concernant la Syrie, la France ferait mieux «de s’occuper de ses oignons». Aussi, la flotte russe se dirige vers Tartous. On a le sentiment que cela a valeur de message aux Occidentaux. Qu’en pensez-vous ?
Vladimir Poutine a qualifié la guerre de Libye de «croisade», mais je m’étonne que la Russie se soit laissée berner en votant la résolution 1973 permettant à la France et à l’Otan d’intervenir et de renverser le colonel Kadhafi.
Le porte-avions Maréchal Kouznetsov vogue vers Tartous avec une escadre importante. Le message est clair, mais je crains qu’il ne soit pas suffisamment dissuasif pour empêcher les Occidentaux d’effectuer, le moment venu, des «tirs ciblés» en Syrie et au Liban.
La réponse de Barack Obama a été tout aussi claire. Les Etats-Unis se sont fait le porte-voix des blogueurs russes et des ONG qu’ils financent et qui dénoncent des fraudes présumées lors des dernières élections législatives.
L’ancien président Mikhaïl Gorbatchev, soutenu par des oligarques réfugiés en Grande-Bretagne, est monté au créneau pour réclamer de nouvelles élections. Hillary Clinton lui a emboîté le pas. Des manifestations anti-Poutine ont été organisées et Gorbatchev est revenu à la charge pour «conseiller» à Poutine de démissionner. Tous les ingrédients utilisés par le milliardaire George Soros, spécialiste des «révolutions oranges», ont été réunis. Des «centaines de millions de dollars de fonds étrangers» auraient d’abord circulé en Russie, selon Vladimir Poutine, pour influencer le scrutin.
Les fonds finançant les ONG russes pro-occidentales ont, dit-on, transité par le NDI (National Democracy Institute) que préside l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, une organisation que l’on retrouve derrière les blogueurs des «printemps arabes».
Se débarrasser de Poutine ou le déconsidérer est crucial pour éviter les vétos russes au Conseil de sécurité lorsqu’il sera question d’intervenir militairement en Syrie ou en Iran.
On en est là, mais quand on sait que le président Dmitri Medvedev a décidé de déployer de nouvelles armes pour répondre à l’Otan, qui va construire un bouclier anti-missiles aux frontières de la Russie sous prétexte de protéger l’Europe de tirs provenant d’Iran, on est en droit de s’inquiéter. Il suffirait d’un rien pour déclencher l’apocalypse.
A travers son engagement en Libye et son influence au sein de la Ligue arabe pour sanctionner la Syrie, à quoi joue d’après vous le Qatar ? Chercherait-il un rôle de leadership arabe ou ne serait-il qu’un simple vassal au service de Washington et de Paris?
Les Al-Thani qui dirigent le Qatar sont des vassaux des Etats-Unis, comme ils l’étaient hier de Londres ou, au XIXe siècle, du gouvernement des Indes britanniques via le Bahreïn dont ils dépendaient.
Les réserves financières inépuisables de leur micro-Etat de 11 437 km2, l’ombrelle protectrice de la base militaire américaine d’Al-Eideïd, la plus grande du Proche-Orient, et d’une petite base navale française leur sont montées à la tête.
Ce pays, montré en exemple aux militants des «printemps arabes», n’a rien de démocratique : les partis politiques y sont interdits, les membres du madjliss echoura sont désignés par le pouvoir et n’ont qu’un rôle consultatif, les travailleurs étrangers (80 % de la population de l’émirat) n’ont aucun droit et l’information est bâillonnée.
C’est une dictature obscurantiste. Seuls 200 000 nantis profitent, en rentiers à vie, des revenus pétroliers et gaziers.
La chaîne Al-Jazeera, devenue un organe de propagande de l’Otan, n’a pas le droit de couvrir l’actualité locale. On ne saura rien sur la tentative de coup d’Etat monté fin février 2011 par des officiers qataris, soutenus par des membres de la famille régnante, qui mettaient en cause la légitimité de l’émir et l’accusaient d’entretenir des relations avec Israël et de créer la discorde entre pays arabes pour le compte des Etats-Unis.
Aujourd’hui, l’émir Hamad bin Khalifa Al-Thani et cheikha Mozah, sa seconde épouse, se croient tout permis, mais plus dure sera leur chute.
Quelle est votre vision personnelle de l’avenir de la Syrie et quelle(s) solution(s) possible (s) pour dénouer cette crise ?
La Syrie devrait recouvrer les territoires dont elle a été dépecée par les accords secrets Sykes-Picot de 1916, puis par la France, notamment la province d’Alexandrette. Je regrette que Damas se soit laissé embarquer dans des négociations sans fin avec Israël à propos des territoires syriens occupés.
Il y a quelques jours, une manifestation d’opposants druzes syriens a eu lieu à Magdal Shams, gros bourg du Golan. Ils brandissaient l’ancien drapeau syrien, conspuaient Bachar al-Assad, l’accusant de tuer des manifestants syriens alors qu’aucune balle n’a été tirée depuis 1973 en direction des colons sionistes. Nul doute que ce genre de slogan démagogique atteint son but dans les milieux nationalistes arabes. L’avenir de la Syrie ne devrait appartenir qu’aux Syriens.
Le président al-Assad a engagé le pays sur la voie des réformes. La question de savoir pourquoi il ne l’a pas fait plus tôt est dépassée. Pour dénouer la crise, il faut lui faire confiance, lui accorder au moins le bénéfice du doute. En août, il a autorisé, par décret, le multipartisme. L’article 8 de la Constitution qui faisait du parti Baas le parti dirigeant a été abrogé.
Une nouvelle Constitution sera proposée en février. C’est plus que ne réclamaient ses opposants en mars dernier avant que l’Otan, enivrée par son expérience libyenne, les incite à adopter des positions jusqu’au-boutistes.
J’espère qu’au final les Frères musulmans s’intégreront, comme en Egypte, dans le jeu démocratique. Sinon, la Syrie s’épuisera dans des combats sanglants, pires que ceux des guerres civiles au Liban.
D’après-vous, quelle serait la responsabilité de l’ONU dans les crimes qu’elle est en train de légaliser, notamment avec l’incongruité de son Conseil de sécurité et la politique de deux poids deux mesures appliquée par les cinq membres permanents et qui sert les intérêts d’une minorité ?
L’ONU a été créée pour servir les intérêts des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Aucun membre de l’ONU ne devrait être au-dessus des lois et des conventions internationales, comme c’est le cas des Etats-Unis.
Le secrétaire général de l’ONU et les officiers des missions dites de paix qui en dépendent non plus.
En avril dernier, la présidente brésilienne Dilma Roussef a déclaré que le temps des «politiques impériales», des «affirmations catégoriques» et des «sempiternelles réponses guerrières» n’étaient plus acceptables et qu’il fallait réformer l’ONU. Elargir le Conseil de sécurité aux grands pays émergents (Inde, Brésil, Afrique du Sud) est nécessaire, mais pas suffisant. La réforme du droit de véto est primordiale, mais on n’en prend pas le chemin.
Estimant l’entreprise trop risquée, certains membres du Council on Foreign Relations, think tank américain qui a contribué au remplacement de la SDN (Société des nations) par l’ONU, voudrait réduire l’organisation internationale à un «endroit pour faire des discours».
La gouvernance mondiale reviendrait au G20. Trop d’intérêts sont en jeu, il faudra peut-être, malheureusement, attendre une troisième guerre mondiale pour que naisse une organisation plus représentative.
Certains considèrent que l’Occident est malade économiquement et politiquement, d’où cette politique de la canonnière au jour le jour. Qu’en pensez-vous ?
La politique de la canonnière – ou du porte-avions - est de retour, comme au XIXe siècle au service des intérêts économiques et géostratégiques occidentaux.
L’Irak, la Yougoslavie, l’Afghanistan, la Côte d’Ivoire, la Libye et bientôt, peut-être, la Syrie et l’Iran en ont été, sont ou seront les victimes. Je ne suis pas le seul à penser que pour enrayer leur déclin économique et politique, les Etats-Unis et leurs alliés s’en prendront à la Fédération de Russie et à la Chine.
Le plan actuel d’encerclement et de déstabilisation de ces deux pays en est le signe avant-coureur. Dans un discours prononcé à Camberra en novembre dernier, Barack Obama a déclaré que la région Asie-Pacifique est désormais une «priorité absolue» de la politique de sécurité américaine. Il a annoncé que 2 500 marines seront basés à Darwin, en Australie, déclenchant des protestations de la Chine.
Une guerre, inévitablement thermonucléaire, est à craindre à moyen terme. Si elle n’est pas évitée, une grande partie de l’espèce humaine et de l’écosystème de la planète disparaîtra.
Entretien réalisé par Chérif Abdedaïm
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