Chine – Japon : une pente dangereuse

par Jean-Paul Yacine pour Question Chine

 

Il est fascinant d’observer comment les nations glissent vers les conflits, tout en répétant, la main sur le cœur, que leurs intentions sont pacifiques. A Tokyo ou à Pékin, et, comme pour déjouer par l’incantation les enchainements néfastes de leur querelle en Mer de Chine de l’Est autour des iles Senkaku ou Diaoyutai, on réaffirme l’espoir d’une solution apaisée, tout en attisant les feux du conflit sur fond de provocations japonaises et de raidissements chinois.

 

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Il y a 25 siècles, déjà, Thucydide avait disséqué, avec ce sérieux à la fois navré et précis qui le caractérise, comment l’enchainement des évènements et des passions, attisées par d’autres imbrications tragiques de situations complexes, elles-mêmes filles de l’histoire et de cultures différentes, avaient, presque par fatalité, déclenché la guerre du Péloponnèse.

Les arrières plans conflictuels entre la Chine et le Japon sont connus et remontent loin dans l’histoire imbriquée des deux pays. Aiguillonnés par une succession d’épisodes passionnés nourris à l’aune d’un nationalisme pathologique dangereux, héritage néfaste des cruelles ambitions militaristes du Japon, exacerbés par la rivalité de l’étage supérieur entre Pékin et Washington, ils s’empilent comme les strates d’un explosif attendant une mise à feu.

S’il est peu probable que la controverse dégénère en conflit de grande ampleur, même si les nationalismes à vifs semblent y pousser, elle a déjà commencé à mettre très mal à l’aise les Etats-Unis, écartelés entre leur alliance avec le Japon et leurs intérêts stratégiques plus larges, dont la Chine est un acteur majeur.

 

Le détonateur des Senkaku

 

L’étoupille, prétexte du drame qui couve, est un petit archipel minuscule, presque dérisoire, devenu un symbole territorial sacré, comme un tabernacle qui abriterait la souveraineté chinoise et japonaise, celle de la Chine étant d’autant plus sensible qu’elle fut tant de fois humiliée aux XIXe et XXe siècles, et, précisément, par le Japon.

 

Mais les Diaoyutai, également revendiquées par Taïwan pour les mêmes raisons, qui étaient parties de l’Empire Qing, et situées à la frontière de la préfecture japonaise d’Okinawa, incluant l’archipel des Ryukyu sont, après la défaite des Qing contre l’empire du Soleil Levant, en 1895, devenues les Senkaku et territoire japonais.

 

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L’archipel faisait partie de la cession au Japon de l’Ile de Taïwan, que le traité de Shimonoseki identifiait par son nom portugais : « Formose », l’ensemble de ce transfert territorial, qui pour les Chinois fut un douloureux abandon, étant signalé dans le traité par une formulation ambigüe, stipulant que la Chine cédait au Japon « l’Ile de Formose, avec les iles lui appartenant ».

 

Aujourd’hui, refusant de considérer qu’ils faisaient partie de la cession de 1895, annulée par la défaite du Japon en 1945, Tokyo administre toujours les ilots inhabités, formellement « rendus » au Japon en 1972, par les Nations Unies après l’occupation américaine.

 

Alors que la Chine réfute ce transfert, le Japon accuse Pékin et Taipei d’avoir élevé le ton et le niveau de leurs revendications seulement après la publication d’un rapport de l’ONU en 1969 qui faisait état de probables nappes sous marines d’hydrocarbures enfouies dans les parages.

 

Le 10 septembre 2012, la querelle dont les braises se consument depuis de longues années a franchi un cran supplémentaire. Mettant à exécution un projet rendu public en juillet, le gouvernement japonais, qui cependant prenait soin de rappeler « ses intentions pacifiques », annonçait qu’il avait fait l’acquisition pour 26 millions de $ de trois des cinq ilots, jusque là loués par Tokyo à des particuliers.

 

La réaction chinoise ne s’est pas fait attendre.

Alors que deux patrouilleurs chinois approchaient des ilots, au demeurant déjà surveillés par les gardes côtes depuis les incidents de 2010, le président Hu Jintao estimait que la transaction était illégale et le journal de l’APL publiait un commentaire expliquant que le Japon jouait avec le feu.

 

En amont du Congrès, les tensions nationalistes et la nécessité d’y répondre pèsent sur le régime chinois. Les déclarations du Président et de l’APL faisaient suite à un exercice de débarquement de vive force mené par la marine chinoise en juillet, à quoi s’ajoutaient, au moins d’août, les appels à la riposte par le très nationaliste général de l’APL Luo Yuan, qui réclamait l’envoi de 100 bateaux autour des Senkaku, suivis par un article menaçant du Global Times, publié le 20 août, mettant en garde le Japon « qui allait devoir payer un prix bien plus lourd que celui qu’il anticipait ».

 

Après la nouvelle du rachat des iles par Tokyo, Sun Cheng, spécialiste du Japon à l’Université des Sciences Politiques de Pékin, expliquait que l’opinion publique chinoise n’accepterait pas une position de conciliation chinoise.

 

De fait, il est probable que les intérêts commerciaux japonais – notamment les ventes de voitures – seront menacés par des représailles. Selon le Wall Street Journal, les ventes de Toyota en Chine avaient déjà baissé de 15 % en août et le vice-ministre chinois du Commerce Jiang Zengwei laisse entendre que la tendance allait s’aggraver.

 

A Tokyo, s’adressant à un parterre d’officiers des forces d’autodéfense, le Premier ministre Yoshihiko Noda passait en revue la situation stratégique du théâtre, évoquant « la menace missiles et nucléaire nord-coréenne, la puissance grandissante des armées chinoises et leur présence insistante dans les eaux régionales, et la Russie qui, elle aussi, avait accentué sa présence en Extrême-Orient ».

 

Même si en août, l’International Crisis Group a exprimé ses inquiétudes face à la dégradation des relations entre la Chine, le Japon et les Etats-Unis, soulignant la part dangereuse des sentiments nationalistes, aujourd’hui peu d’observateurs croient à une déflagration militaire majeure. En revanche, à Tokyo, la querelle qui mobilise le nationalisme, commence à examiner le rapport des forces militaires, en Asie du Nord-est, les vulnérabilités des forces d’auto-défense et la solidité de l’alliance militaire avec les Etats-Unis.

 

Peut-être est-ce un effet de la bascule, maintes fois réaffirmée par la Maison Blanche et le Département d’Etat, des intérêts stratégiques des Etats-Unis vers le Pacifique Ouest, dont un des effets est d’inciter certains des pays de la zone à confronter avec plus de vigueur la Chine, la controverse sur les ilots déborde dangereusement vers la rivalité sino-américaine. Elle menace de mettre Washington en porte à faux entre Pékin et Tokyo.

 

Les embarras de Washington

 

Dans l’archipel nippon, certains chercheurs qui prônent le relèvement du statut stratégique du Japon, comme Yoichiro Sato, Directeur des Etudes Stratégiques à l’université d’Asie Pacifique de Ritsumeikan, craignent que la Chine ne saisisse l’occasion pour occuper militairement l’archipel.

 

Dans le même temps, ils soulignent la fragilité de la promesse américaine de porter secours aux forces d’autodéfense en cas de conflit avec la Chine, inscrite dans les traités bilatéraux.

 

Dans un article publié dans le South China Morning Post, Sato constate le déclin de la puissance économique de l’archipel et les errements de la politique des gouvernements de la mouvance démocratique (DPJ), qu’il rend responsables des revers dans les trois querelles territoriales avec la Chine (Senkaku ou Diaoyutai), la Corée du sud (Takeshima ou Tokdo) et la Russie (Îles Kouriles).

 

Considérant la situation stratégique en Asie-Pacifique, et malgré les accords de défense entre le Japon et les Etats-Unis, les Japonais doutent aujourd’hui que Washington, qui craint de s’aliéner à Pékin, accepte de s’engager militairement pour prêter main forte à Tokyo en cas d’attaque chinoise contre les Senkaku.

 

Selon lui, la situation présente, également marquée par une modification de l’équilibre des forces en faveur de l’APL, réclame une mise au net d’urgence des intentions américaines, faute de quoi la Chine pourrait être tentée par un coup de force. Et pour mieux convaincre l’administration américaine de réaffirmer son engagement au profit du Japon, Sato propose même un marchandage.

 

En échange d’une prise de position claire de la Maison Blanche, qui répèterait sa détermination à s’opposer à toute action de force visant à remettre en cause le contrôle administratif des ilots par Tokyo, le gouvernement japonais se montrerait plus souple sur la question irritante pour le Pentagone, des bases militaires américaines de l’archipel.

 

La controverse met donc Washington dans des embarras qui viennent de tous côtés. A Pékin on accuse la Maison Blanche d’affirmer à la fois qu’elle ne prend pas partie dans les querelles territoriales, mais que les Senkaku, administrées par le Japon, entrent dans le scope des accords de défense.

 

A Tokyo, doutant de la détermination américaine, on fait pression, réclamant d’urgence une réaffirmation publique que l’alliance militaire jouerait en cas d’attaque contre les Senkaku, au risque de compliquer encore une solution pacifique, et de réduire à néant la capacité américaine, déjà très réduite par les méfiances chinoises, de jouer les intermédiaires dans la querelle.

 

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L’enchainement des provocations, marchandages et pressions récemment exercées par le Japon, en dépit des voix qui, dans l’archipel, appelaient à la mesure comme Tuyoshi Yamaguchi, vice-ministre des Affaires étrangères, cité par l’Asahi Shimbun, semble une conséquence directe de l’affirmation par Washington du renforcement de sa présence militaire dans la zone.

 

Celle-ci induit une surenchère des discours nationalistes en Chine et chez les voisins. En réponse aux affirmations de puissance de Pékin et à ses revendications territoriales, elle libère les provocations anti-chinoises et, logiquement, induit les appels par le Japon à la réaffirmation publique de l’alliance avec les Etats-Unis, dont la politique navigue à vue entre d’une part le « containment » des ambitions de Pékin en Mer de Chine et en Asie du Sud-Est, et, d’autre part, ses intérêts économiques, à quoi s’ajoutent ses priorités stratégiques globales, qui commandent d’apaiser ses relations avec la Chine sur le maximum de sujets possibles.

 

Pour l’heure, en dépit des déclarations martiales du mois d’août et de la pression de l’opinion, la Chine s’est exercée à une évidente retenue, puisque les patrouilleurs dépêchés sur zone appartiennent à une administration civile et que les manifestations anti-japonaises en Chine ont été étroitement canalisées par la police.

 

Il est cependant très peu probable qu’on en reste là. Les hypothèses de représailles chinoises couvrent un éventail bien connu. Elles vont de mesures de riposte économique contre les intérêts japonais en Chine – avec les ventes à la Chine comptant pour 20 % des exportations du Japon, l’affaire ne sera pas indolore -, à quoi s'ajoute la suppression de voyages officiels ou activités d’échanges culturels et touristiques, à une attaque militaire directe contre l’ile – une éventualité à hauts risques, assez peu probable, mais clairement envisagée par les Japonais, – en passant par l’envoi de navires de guerre dans la zone, en appui des gardes côtes civils.

 

Depuis la fin de la guerre, la relation sino-japonaise oscille entre périodes de tensions nationalistes et tentatives d’apaisement, dont les plus visionnaires des responsables savent bien qu’elles seraient dans l’intérêt des deux pays.

 

Pour Pékin, un rapprochement définitif avec Tokyo aurait de surcroit l’avantage stratégique considérable d’enfoncer un coin dans l’alliance militaire nippo-américaine. A l’évidence, et pour de multiples raisons, souvent peu rationnelles, dont beaucoup échappent au contrôle des plus avisés des hommes politiques, cet objectif est encore très éloigné.

 

 

Jean-Paul Yacine

 

 

Source : Question Chine

 

http://mecanoblog.wordpress.com/2012/09/15/chine-japon-une-pente-dangereuse/

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