Rêve algérien, cauchemar tunisien . Mezri Haddad

La horde a manifesté, la horde a voté, la horde est au pouvoir.

 

Par Mezri HADDAD*

 

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            A la déception des gladiateurs du « Grand-Moyen-Orient » cogité par les néoconservateurs et implacablement exécuté par la colombe aux ailes de faucon, Barak Hussein Obama ; et n’en déplaise aux Cassandres qui annonçaient un raz-de-marée islamiste au pays de Bouteflika, le peuple algérien vient de faire preuve, pas seulement d’une maturité politique exemplaire, mais d’un sens aigu des réalités géopolitiques. C’est que la portée de ces élections ne se limite pas aux frontières algériennes, mais elle détermine l’avenir immédiat d’un monde arabe exposé, plus qu’il ne l’a jamais été auparavant, à un nouveau plan Sykes-Picot, déployé cette fois-ci au nom du messianisme démocratique et de la sacro-sainte liberté. Par-delà ce message d’une nation remarquablement politisée et clairvoyante, les Algériens –gouvernants comme gouvernés- viennent de dire au monde occidental en général et au monde arabe en particulier qu’aucune valeur, si attrayante et si phosphorescente soit-elle, ne peut se substituer à cette valeur suprême qui reste le patriotisme, encore moins annihiler cette exigence première et incompressible qu’est la souveraineté des Etats.

            Dans ce choix de la volonté générale algérienne, redouté par certains et souhaité par d’autres, il y a bien des raisons historiques, politiques et psychologiques irréductibles. Oui, il faut croire à l’instar de Gustave le Bon, que chaque nation a sa propre psychologie, que des siècles d’histoire et d’épreuves ont structurée. Aux yeux du peuple qui a donné un million de martyrs pour recouvrer sa dignité humaine et reconquérir son indépendance, la souveraineté est une valeur inaltérable. Pour le peuple qui a subi la Fitna Koubra (grande discorde) des années quatre vingt dix, la paix civile est bien plus précieuse que la liberté anarchique, porteuse de haine de classe, d’implosion sociale et d’ingérence étrangère. Très tôt, les Algériens ont compris qu’il n’y a pas de liberté sans sécurité. D’où le souci constant de l’élite politique algérienne de trouver un équilibre harmonique entre ces deux exigences complémentaires en démocratie et exclusive en dictature : l’aspiration démocratique et l’impératif sécuritaire.

            Les philosophes savent depuis les Lumières que la liberté et l’ordre ne sont pas incompatibles. Mais ils savent aussi depuis toujours que sans la sécurité et le respect des lois –si imparfaites soient-elles- la liberté n’a aucun sens si ce n’est le contre-sens que lui ont assigné les anarchistes et les activistes de la révolution 2.0. Les philosophes sont quasiment unanimes là-dessus : la liberté est secondaire par rapport à la sécurité. Chez les contractualistes, y compris Rousseau, le penseur de la révolution, le but suprême du Contrat social n’est guère la liberté de chacun mais la sécurité de tous. Idem chez Spinoza ou Kant.

            Loin de moi l’intention d’accréditer l’idée selon laquelle certains peuples méritent la démocratie et pas d’autres, parce qu’ils seraient intellectuellement inférieur. Cette idée ethnocentriste, culturaliste et même intrinsèquement raciste, je l’ai combattue trente années durant. Mais je l’ai combattue avec la conviction ferme que la réforme est toujours préférable à la révolution et que le gradualisme démocratique est plus salutaire que les changements brutaux. C’est que je crois comme Rousseau que « La liberté est un aliment de bon suc et de forte digestion qu’il faut des estomacs bien sains pour le supporter » ; et à l’instar de Tocqueville, que la démocratie comme « état de la société » doit toujours précéder la démocratie comme « type de régime ». En d’autres termes, que c’est d’abord aux individus et à la société de devenir démocrates pour que la forme du gouvernement devienne elle-même démocratique. C’est la problématique majeure que posait déjà Socrate à un jeune candidat à la carrière politique : « Penses-tu qu’il soit possible de savoir ce qu’est la démocratie sans savoir ce qu’est le peuple ? ».

            Pour être tout à fait clair, la sécularisation est la condition sine qua non de la démocratie. Je dis bien sécularisation et non pas laïcité française, dont l’histoire autant que la finalité a été profondément anticléricale, voire carrément antireligieuse. Dans nos sociétés de tradition islamique, il est bien funeste de vouloir éradiquer ce que Marx qualifiait d’opium des peuples. Le Coran n’est pas moins démocratique que l’Ancien Testament ou les Evangiles, nonobstant le « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». L’islam est-il soluble dans la démocratie ? est donc une question inepte qui revient comme un leitmotiv dans certains médias français et même dans quelques ouvrages « académiques ». Aucune religion n’est soluble dans la démocratie. Ce sont les hommes qui l’incarnent et qui la pratiquent  qui peuvent l’être ou ne pas l’être. Si ces hommes sont ignorants ou violents, la forme que prend leur religion est forcément obscurantiste, extrémiste et belliqueuse. S’ils sont éclairés ou tolérants, leur religion devient alors modérée,  pacifique et rayonnante. Les religions ne sont donc pas différentes quant à leurs fondements théologiques. Elles sont en revanche complètement dissemblables du point de vue exégétique : alors que la pensée chrétienne a été capable, à partir d’une lecture historico-critique de ses propres fondements, d’opérer un aggiornamento décisif et de disjoindre le religieux du politique, la pensée islamique est restée figée et sclérosée dans une lecture littéraliste du corpus coranique. L’un des rares penseurs à avoir tenté d’extraire un islam hautement transcendant et rationalisé de cet islam bassement immanent et nécrosé, est mon regretté ami Mohammed Arkoun.      

            Tout cela pour réitérer ce que je dis depuis des années, à savoir que tous processus démocratique dans une société non sécularisée conduit inéluctablement à la victoire des islamistes et au triomphe de la théocratie. On le voit aujourd’hui au pays de l’illustre Bourguiba, la Tunisie que l’on disait pourtant la mieux prédisposée dans le monde arabe à accueillir la démocratie comme un mérite social et non point comme un don d’Allah. On le voit au pays de Nasser, l’Egypte à l’histoire multiséculaire. Quant au cas de la Tripolitaine, « libérée » par le nouveau Lawrence de Libye, Bernard-Henri Lévy, mieux vaut ne pas l’évoquer tant le présent de ce pays est sombre et son avenir chaotique. Cela vaut pour les trois pays mentionnés et pour d’autres encore : une société mûre pour l’islamisme ne peut pas être une société mature pour la démocratie. C’est le Coran lui-même qui enseigne aux musulmans que « Dieu ne changera pas un peuple tant que celui-ci n’aura pas changé ce qu’il a de plus profond en lui-même ».

            On a fait croire aux Tunisiens qu’ils ont réalisé la plus grande révolution que l’humanité n’a jamais connue. Et mes compatriotes en ont été convaincus au point de se prendre pour le Messie du monde arabe.  « Bienheureux ceux qui ont cru sans voir », disait Jésus-Christ ! Il ne fallait surtout pas aller à l’encontre de cette hystérie collective et pseudo-révolutionnaire largement suscitée par les stratèges américains. Lorsque j’ai dénoncé, dès janvier 2011, sur une chaîne de télévision française ces « hordes fanatisées » qui mènent la Tunisie au chaos, j’ai été violemment stigmatisé. Lorsque feu Ahmed Ben Bella a mis en doute l’authenticité de la « révolution du jasmin », la presse tunisienne –que le viagra américain a subitement réveillé de sa longue léthargie- a trainé dans la boue cette figure emblématique de la vraie révolution algérienne. Les enfants n’aiment pas qu’un adulte vienne les priver de leur jouet. Les foules en névrose n’apprécient guère qu’on leur confisque l’objet de leur fascination.

            Que reste t-il de cette « révolution de la dignité » qui a fait perdre aux Tunisiens leur dignité ? Le pays qui était à la pointe du progrès social et économique est aujourd’hui en faillite. En moins de deux ans, la Tunisie a perdue les acquis d’un demi-siècle de progrès social, économique, politique et juridique, notamment le Code du statut personnel, fierté de la femme tunisienne, qui est aujourd’hui battu en brèche. Sans même s’en rendre compte, elle a perdu l’acquis le plus précieux : sa souveraineté, bradée à vil prix au Qatar et aux Etats-Unis d’Amérique. Pendant que certains quartiers et certaines villes se talibanisent insidieusement, un ersatz de députés sans culture et sans envergure planchent sur la rédaction d’une Constitution « parfaite », qui accouchera de la « Cité idéale », pas celle de Platon ou d’Al-Farabi, mais de Rached Ghannouchi, l’ancien guide spirituel de la canaille intégriste en Algérie. Si les Tunisiens tombent encore plus bas, ils finiront par trouver du pétrole ! La horde a manifesté, la horde a voté, la horde est au pouvoir.

            Ce revers affligeant, ce caprice de l’histoire, je l’avais conjecturé bien avant la mascarade électorale du 23 octobre 2011, que les USA ont dicté et supervisé. Anesthésié par la légende suivant laquelle la société tunisienne est dans le monde arabe la plus civilisée, la mieux éduquée et la plus politisée, beaucoup ne croyaient pas à une telle apothéose de l’islamisme dit « modéré ». Le peuple qui a fait une révolution encore plus impressionnante que celle de 1789 en France, ou celle de 1917 en Russie, ne peut pas porter au pouvoir des réactionnaires et des obscurantistes à la solde de Qatraël. Le choc encaissé, et comme pour entretenir ce mythe d’une révolution spontanée et émancipatrice, certains tunisiens se sont mis à braire que le désastre actuel est parfaitement normal, que toutes grandes révolutions ont été suivies d’anarchie, d’instabilité politique et de crise économique. Ils ne savent pas encore que, de gré ou de force, le fascisme vert se maintiendra au pouvoir pour au moins une vingtaine d’années. D’autres, plus optimistes, pensent que la Tunisie connaîtra le même processus algérien des années quatre vingt dix : crise politique grave, réaction patriotique de l’armée, retour à l’ordre républicain, réformes démocratiques, sociales et économiques profondes sous la conduite d’un dirigeant charismatique et visionnaire. Là aussi, ils se trompent, car il n’y a pas encore en Tunisie l’équivalent d’un général algérien jaloux de la souveraineté de son pays, encore moins d’un Bouteflika élevé dans la haute tradition du réformisme et du patriotisme. C’est plutôt le contraire qui existe : un général sous la bannière américaine et une élite dirigeante sous les ordres de Qatraël.

            Avec les résultats de ses élections, l’Algérie suscite néanmoins chez le tunisien que je suis une lueur d’espoir. L’imposture du « printemps arabe » s’est arrêtée aux frontières algériennes, comme elle se fracassera aux portes de Damas, que les terroristes d’Al-Qayda et un ramassis de mercenaires libyens, tunisiens et turcs veulent faire tomber. Présenté comme un hymne à la liberté, le « printemps arabe » s’est transformé en requiem, et le rêve démocratique tunisien, égyptien, libyen ou yéménite vire irrésistiblement au cauchemar théocratique et totalitaire. Malgré les pressions occidentales, la propagande d’Al-Jazeera, le soutien massif d’Ennahda à ses frères en secte, les islamistes algériens, les enfants d’Abdelkader ont fait le choix des lumières contre l’obscurantisme, celui du patriotisme contre le néocolonialisme. Voilà pourquoi, de mon nouvel exil, je viens saluer la sagesse de ce grand peuple et la clairvoyance de ses dirigeants.       

            Ce n’est pas là le propos de circonstance d’un tunisien qui se sent dépouillé de sa religion et orphelin de sa patrie. L’Algérie, j’avais pris fait et cause pour elle au moment où certains se réjouissaient de son malheur et où  les médias français posaient cette question odieuse du « Qui tue qui en Algérie ». En soutenant ce grand pays contre les pharisiens du FIS et les barbares du GIA, j’avais écrit : « Si je me trompe, je préfère encore me tromper avec Ben Ali et Bouteflika qu’avoir raison avec Ghannouchi et son alter égo Abbassi Madani ». Même si les dès sont jetés, je reste sur cette position. Aujourd’hui, plus que jamais.

              

                                                                                                                   M H

 

 

*Philosophe et ancien Ambassadeur de la Tunisie auprès de l’Unesco    

1. Dans mon livre La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident : une alliance à haut risque, éd. Arabesque, Tunis, septembre 2011.

2. Imposture dont Ahmed Bensaada a été le tout premier à démonter la genèse et les mécanismes dans son livre Arabesque Américaine, éd. Michel Brûlé, Montréal, 2011. 

3. Notamment dans mon essai Carthage ne sera pas détruite, éd. Du Rocher, 2002.

4. Le Monde du 6 février 2001.

Source: La tribune

 

http://tunisie-secret.over-blog.com/article-reve-algerien-cauchemar-tunisien-106484485.html

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