Douguine : La Russie vit sous occupation
L’entretien ci-dessous est paru sur le site du journal « Culture» (Gazeta Kultura), le 10 octobre, sous le titre Alexandre Douguine. Il faut lutter contre la « sixième colonne ». Il fut repris le même jour sur le site « evrazia.org » avec pour titre L’argument messianique est l’argument-clé. Nous avons repris la photo ci-dessus du site « evrazia.org ».
Quels
sont les dangers qui guettent la Russie dans sa lutte pour conquérir
une réelle indépendance et la souveraineté ? Alexandre Douguine, le
philosophe renommé, nous en parle.
- Le monde a la fièvre. La Russie ne veut plus vivre sous les oukazes de l’Occident et ressemble à une colonie en révolte. Vous êtes d’accord avec cette évaluation ?
La métaphore me plaît. Dans un certain sens, la situation est bien celle-là. Dans les conditions du monde unipolaire dans lesquelles nous vivons ces derniers temps, la multipolarité se défend ; il s’agit d’une révolte.
L’Amérique s’efforce de préserver son hégémonie
qui s’exprime sous la forme de la mondialisation ; un système unique de
droits et de valeurs est imposé à tous les peuples. La Russie lance un
défi à cette hégémonie.
Je fais référence au concept d’épistémologie, la science
de la connaissance. L’idée est que celui qui maîtrise la connaissance
maîtrise tout. Les gens se trouvent sous le contrôle complet de cette
force qui établit les paramètres de perception de la réalité.
Aujourd’hui la Russie vit sous l’occupation épistémologique. Voici de
quoi il s’agit.
Les signes de l’occupation sont visibles : orientations
décidées à l’extérieur, absence de souveraineté, administration
coloniale, absence de forces armées. L’occupation épistémologique
survient lorsque l’une ou l’autre société, l’un ou l’autre pays se
trouve sous la dépendance conceptuelle ou intellectuelle de l’hégémonie.
La Russie vit sous une constitution libérale, copiée sur les modèles
occidentaux. Ce sont les principes de l’économie
libérale qui la dirigent, imposés par l’Occident.
Par conséquent, la
culture et l’enseignement sont construits selon le modèle libéral. Nous
vivons sous la dictature libérale. Si une personne n’accepte pas les
normes et dogmes du libéralisme, il est étiqueté comme un rebelle. Et on
peut dire qu’aujourd’hui on a affaire à une révolte dans la colonie
épistémologique. La Russie insiste sur sa souveraineté, sur sa liberté,
elle répond aux défis qui lui sont lancés, par exemple en Ukraine. Elle
essaie d’intégrer l’espace postsoviétique, insiste sur ses intérêts
nationaux en Novorossie, ce qui suscite une tempête de protestations en
Occident, elle se rapproche des pays amis du BRICS. Elle bâtit des
alliances asymétriques. Mais le problème réside en ce que le modèle
libéral a déjà poussé des racines en notre pays. Et celles-ci
conditionnent la conscience des élites économiques, politiques et
administratives.
- Les élites. Le maillon faible de la Russie ?
La plus grande partie
d’entre elles est loyale au Président. Mais il s’agit d’une loyauté
superficielle. En profondeur,
elles sont coulées dans la matrice
libérale, elles portent le virus libéral qui prédétermine leur
conscience et qui retransmet ce contour à toute la société russe. La société s’y oppose. Elle soutient Poutine, elle tente de résister à leurs attaques. C’est une guerre sérieuse qui est menée.
Notre combat pour un monde multipolaire
rappelle le soulèvement de Spartacus. C’est le soulèvement de la
colonie épistémologique contre l’oligarchie mondiale qui nous maintient
sous son contrôle par une série de paramètres. Et Poutine est à la tête
du soulèvement.
Mais le drame, c’est que nous ne sommes pas encore
convaincus de posséder la force nécessaire, la fermeté de notre
résolution. Nous ne comprenons pas la mesure profonde dans laquelle le
totalitarisme libéral a affecté nos centres nerveux et fait irruption
dans la conscience des gens, ni ne comprenons combien sérieuse et
dangereuse est cette occupation. C’est uniquement le segment le plus
radical, marginal, de ce réseau libéral d’occupation qui intervient
ouvertement contre Poutine.
Ce segment prend alors la forme de la «
cinquième colonne » dans la marche des traîtres. Sa base se trouve en
partie à l’intérieur du pays. Et le réseau est également établi sur le
système de l’administration gouvernementale des années 90’, et peut-être
même d’années antérieures. Je l’appelle alors la « sixième colonne ».
Nous devons combattre la cinquième et la sixième colonne.
- On parle
aujourd’hui de la « Grande Russie », de la grande mission qui attend le
peuple russe. N’est-ce pas « jouer avec le feu messianique » ? Dans
quelle embrasure veut-on nous pousser ?
Je considère qu’une
grande idée constitue le noyau de l’identité russienne. Nous nous sommes
toujours considérés comme un peuple auquel une mission historique est
dévolue. N’importe quelle allusion à ce thème provoque une large
résonance dans l’âme des gens. Il est possible que tous n’y consacrent
pas une grande réflexion, mais cela prédestine notre culture. Tout ce
qui pour nous comporte de la valeur est pénétré de ce sentiment
messianique : et l’Église, et la littérature du XIXe siècle, et la
philosophie religieuse russe, et le Siècle d’Argent.
Nous sommes un peuple messianique. Et chaque fois que l’État ou la
politique aborde ce principe, un retentissement positif lui fait écho.
L’élite libérale redoute
ce thème par-dessus tout. Chaque fois qu’il surgit dans le discours
politique, les libéraux tentent de l’en expulser et d’étouffer l’élan. A
mon sens, le feu messianique est notre essence, une chose grande, haute
et profonde. Le « Printemps russe » fut également un mouvement
messianique de notre peuple. Et, oh combien les représentants de l’élite
libérale ne se sont-ils pas insurgés contre lui ! Toute intervention de
Poutine sur ce thème fut impitoyablement dénigrée.
Mais, inévitablement, le
feu messianique s’enflammera à nouveau. Au cours de l’histoire, nous
avons forgé de bien des façons notre sentiment messianique : dans les
contextes orthodoxe, séculier et communiste. Jamais nous n’avons oublié
notre essence. Et seule l’idéologie totalitaire libérale a tenté
d’extirper toute forme de messianisme russe, fut-il blanc, rouge,
religieux ou communiste. Mais elle n’y est pas parvenue. L’argument
messianiste, c’est la clé, ce qu’il y a de plus important. Lorsque les
cercles politiques de Russie interviennent en adoptant cette instance,
leur intervention est toujours juste. Ils nous réveillent et nous
ramènent à notre essence.
- Notre problème
n’est-il pas que nous n’avons pas d’image de notre avenir. Ou la
Novorossie peut-elle prétendre jouer le rôle de « rêve russe » ? Qu’en
pensez-vous ?
Nous n’avons pas d’image
de notre avenir sous forme conceptuelle. Toutefois, cette image, nous
la portons dans notre âme. Elle n’est tout simplement pas encore venue
au monde. Nous la portons en notre sein. C’est l’image de la
spiritualité et de la justice. Deux éléments déterminent l’identité du
peuple russe.
C’est sa propension à dire des paroles spirituelles et
importantes, des paroles de salut, de vérité et de bien, sur le chemin
historique de la Russie. Il nous paraît important que le dernier mot
dans l’histoire du monde, ce soit nous qui l’ayons. Pour que ce soit un
mot empreint d’esprit et de beauté, non de laideur et de matière, de
pragmatisme. Voilà le premier élément. Le deuxième consiste en ce que
nous estimons importante la justice sociale.
La société russe ne peut se penser dans les conditions du capitalisme, de l’individualisme, qui désintègrent le « socium »
en atomes. Et la liberté, nous ne la comprenons pas à la manière des
peuples d’Occident. Pour nous, le sujet est collectif. C’est donc notre
peuple qui doit être libre. Et c’est précisément pour cela que nous
sommes prêts à nous sacrifier au nom du bien commun. Pour nous, la
liberté sans la justice est dépourvue de sens, incompréhensible.
La Novorossie est
devenue le symbole de cette image du futur. Lorsque nous disons que la
Novorossie est notre utopie, ce n’est pas juste. Cette image est
suffisamment intelligible. Elle est déjà présente dans les premières
ébauches de Constitution de Novorossie, dans le soutien de la famille
traditionnelle, dans l’Orthodoxie en tant que religion d’État, dans les
essais de nationalisation de portions du grand capital. Évidemment, les
représentants les plus invétérés de la « sixième colonne » se sont jetés
sur la Novorossie, le segment des managers libéraux le plus efficace en
termes de destruction. Mais la lutte est loin d’être terminée. L’image
de l’avenir de la Novorossie, c’est l’image de l’avenir russe. La
victoire de l’esprit sur la matière, la transfiguration de la matière au
nom d’un objectif lumineux et sacré. Et la justice sociale. L’image de
l’avenir de la Russie est constituée de ces deux aspects, et elle est
apparue en Novorossie. Mais le réseau libéral mondial ne sommeille pas.
La guerre est en route. Il ne s’agit pas de notre guerre ; on nous l’a
imposée. Mais nous en avons fait notre guerre sacrée. Nous nous sommes
levés en défense du monde russe.
Aujourd’hui, le sang
russe qui se répand là chaque jour, et particulièrement le sang
d’enfants innocents, de femmes, éveille en nous une antique volonté, une
voix ancienne, du fond de notre histoire, de notre essence. C’est là un
rite terrible. Si nous regardons l’ennemi exterminer notre peuple, sans
pouvoir fournir un support suffisant pour le repousser, nous ne
pourrons survivre. Le combat pour le monde russe va se poursuivre.
- Igor Strelkov,
commandant en chef des forces armées de Novorossie, lorsqu’il revint en
Russie, a prévenu de la possibilité d’une révolte contre Poutine. Ce
danger existe-t-il ?
Le renversement de
Poutine peut se dérouler selon un scénario lâche et cynique. On exerce
une pression sur lui de différents côtés. Malgré tout leur activisme et
leurs capacités financières, les libéraux ne peuvent rien faire seuls ;
ils sont trop peu nombreux. Il leur est nécessaire de pousser les
patriotes dans l’opposition. La « sixième colonne » s’y emploie,
insistant sur la nécessité de lâcher la Novorossie. Cela indigne les
patriotes, qui se retournent contre Poutine. Voila en quoi consiste leur
calcul. Un scenario terrible. Pour l’empêcher de se réaliser, nous
devons naviguer entre Charybde et Scylla. Igor Strelkov l’a très bien
compris, de même tous les vrais patriotes.
- On a l’habitude de
dire que la Russie a deux alliés, l’armée et la flotte. Quoi qu’il en
soit, quels pays pouvons-nous espérer compter parmi nos partenaires ?
De nombreux alliés
peuvent se déclarer tels. Nous sommes soutenus par les gens qui aspirent
à un monde multipolaire. Il ne s’agit pas de partis ou de pays
déterminés, mais de continents entiers. L’Amérique Latine ne se conçoit
elle-même qu’en tant que membre d’un monde multipolaire. L’Inde et la
Chine sont des pôles évidents. Et même les peuples d’Europe, loin
d’approuver en tout l’hégémonie américaine, sont à nos côtés.
Nos opposants, ce sont
les élites libérales. Elles dirigent, et en même temps, elles sont les
ennemies de leurs propres peuples, en ce qu’elles n’interviennent pas
dans l’intérêt de ces derniers, mais dans l’intérêt de l’oligarchie
financière mondiale. Voilà pourquoi, les gens simples de nombreux pays
sont nos alliés naturels. Pour disposer d’une bonne armée et d’une bonne
flotte, de fiables diplomates, il faudrait porter un coup écrasant à la
colonne précitée, qui sévit à l’intérieur de la société russe et
sabote de nombreux processus positifs.
- Comment évaluez-vous les perspectives de l’intégration eurasienne ?
Nous ne pourrons pas
devenir un des pôles du monde multipolaire si la Russie n’unit pas
autour d’elle des peuples de l’espace postsoviétique. Seul le relèvement
de la Grande Russie, c’est-à-dire l’Union eurasienne, nous permettra de
devenir un acteur mondial à part entière. Aujourd’hui ce processus est
fortement ralenti. Le maïdan ukrainien fut la réponse de l’Occident au
mouvement d’intégration de la Russie. Aujourd’hui, après l’union
retrouvée avec la Crimée et avec l’existence d’une situation non-aboutie
en Novorossie, il sera beaucoup plus difficile à la Russie de
promouvoir ce processus. Cela n’en demeure pas moins notre but, notre
horizon. Nous devons travailler sans relâche dans cette direction.
NB : Nous retrouvons dans cet
articles nombre d’éléments développés par six experts russes dans
l’émission de télévision visible (en version originale sous-titrée en
anglais ) ici
Commentaires
Enregistrer un commentaire